mercredi 13 janvier 2010

Voyages.


Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d’une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d’où viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste. [...]
Cette patrie perdue, les musiciens ne se la rappellent pas, mais chacun d’eux reste toujours inconsciemment accordé en un certain unisson avec elle ; il délire de joie quand il chante selon sa patrie, la trahit parfois par amour de la gloire, mais alors en cherchant la gloire il la fuit, et ce n’est qu’en la dédaignant qu’il la trouve quand il entonne, quel que soit le sujet qu’il traite, ce chant singulier dont la monotonie – car quel que soit le sujet traité, il reste identique à soi-même – prouve la fixité des éléments composants de son âme. Mais alors, n’est-ce pas que, de ces éléments, tout le résidu réel que nous sommes obligés de garder pour nous-mêmes, que la causerie ne peut transmettre même de l’ami à l’ami, du maître au disciple, de l’amant à la maîtresse, cet ineffable qui différencie qualitativement ce que chacun a senti et qu’il est obligé de laisser au seuil des phrases où il ne peut communiquer avec autrui qu’en se limitant à des points extérieurs communs à tous et sans intérêt, l’art, l’art d’un Vinteuil comme celui d’un Elstir, le fait apparaître, extériorisant dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que nous appelons les individus, et que sans l’art nous ne connaîtrions jamais ? Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous permissent de traverser l’immensité, ne nous serviraient à rien, car, si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela, nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil ; avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles.


Marcel Proust, La prisonnière

mardi 12 janvier 2010

La lumière fade des étoiles mourantes.



On voulait aller au cinéma, tenter au hasard, découvrir un film. Et manger beaucoup de pop-corn, mais c'est tout de suite moins culturel. L'affiche était belle, la réalisatrice reconnue ... Le résumé nous informait bien qu'il s'agissait d'un film d'amour, mais après tout ... Il y avait John Keats, quand même ! Alors Fréneuse est allée voir Bright Star.

Le film est beau. Une lumière, des couleurs magnifiques : de jolies carte-postales pour jeunes filles en fleurs. Ça a le charme un peu désuet des images de Sarah Kay - fleurs, pastels et jupons de dentelle. Jane Campion a voulu, dans Bright Star, nous raconter l'amour passionnel et pur qui relia un poète et une jeune fille qui n'entendait rien à la littérature. Dommage, on n'y croit pas : les deux jeunes gens se voient, se plaisent, s'aiment durant des mois sans qu'on sache trop pourquoi. Il lui donne des cours de poésie, elle découvre la beauté de ses vers, lui dispense ses jugements éclairés. Ils ne peuvent se marier, la poésie ne nourrit pas son homme, et ils se consument, se dissolvent, comme des amoureux transis - de carte postale. Puis il meurt, et elle est triste.

Les critiques de presse sont dithyrambiques. Permettez-moi donc, pour une fois, d'être de mauvaise volonté. La partialité de mon résumé parle déjà à ma place. Si j'avais été beaucoup touchée par La Leçon de piano, de la même réalisatrice, Bright Star m'a laissée de glace. Tout d'abord, l'image qui y est donnée du poète est navrante de naïveté. Le poète romantique, en effet, passe sa vie affalé dans des canapés, ou au pied d'arbres en fleurs, l'oeil dans le vague : il cherche sa Muse, il court après l'Inspiration - notez les majuscules. Puis l'Illumination : le poème lui vient, et il écrit, sans hésitation, sans rature aucune, d'une traite, ses plus beaux vers. Qu'on ne s'y méprenne pas : longtemps, les poètes ont servi un discours sur l'inspiration, venue d'ailleurs - expression d'un absolu, cadeau des dieux ... - mais y croyaient-ils eux-mêmes ? Il semble impossible de faire de la poésie sans un travail formel, sur le rythme, les sons, l'équilibre du vers. Bright Star présente pourtant la poésie d'un point de vue romantique, dans le mauvais sens du terme : le poète est un être hyper-sensible qui cherche l'inspiration et s'épuise dans des "méditations" poétiques. Mais point de travail en écriture, jamais : tout le monde sait que la poésie vient d'ailleurs. Ce n'est pas servir l'œuvre lyrique de Keats que de présenter une vision aussi simpliste et aussi limitée de ce qu'est la poésie.

J'ai aussi beaucoup à reprocher à la figure de Keats, jouée par Ben Wishaw. Je n'y ai pas vu le grand poète, avec son sens de la poésie, sa mélancolie profonde, j'ai simplement vu un adolescent amoureux, avec tous les excès que cela pouvait comporter. Et j'ai pensé, devant le grand écran, que faire un film sentimental sur un auteur romantique en prétendant retrouver la fraîcheur des exaltations du poète, c'était encore faire beaucoup de mal au romantisme. C'est renforcer ce cliché qui a la vie dure, et selon lequel le romantisme, c'est l'amour, les déclarations enflammées, et les papillons diaphanes qui volètent tout autour. Non, le romantisme, c'est aussi une violence des sentiments, une confrontation avec le sublime, une forme de morbidité souffrante ... On est bien loin du simple et triste amour bucolique ... Parce qu'on ne croit pas à cette douleur, à cette violence de l'amour, devant ce film : on a affaire à deux jeunes gens, qui n'ont a priori rien en commun, et qui s'aiment, comme ça. Qui souffrent, pleurent, voient mourir des papillons, songent au suicide. Et s'embrassent chastement dans les prés de campagne. En somme, une idylle adolescente, sans tensions, ni - trop - de déchirements. On récite juste des vers de temps en temps - et malheureusement, en VF, ça passe très mal.

S'il est besoin de le rappeler, nous sommes alors au XIXème siècle - début. Et s'il est difficile d'envisager un mariage entre nos deux amoureux, le poids des réputations et des conventions sociales semble bien léger. Parfois, on tente de glisser une remarque, sur le qu'en-dira-t-on, parfois la mère, exceptionnellement transparente, vient gratifier sa fille d'un point de vue mollement réprobateur ... Et c'est tout. Si l'on veut découvrir une passion, qui tente de faire son chemin en dépit des obstacles socio-culturels, il est plus intéressant, me semble-t-il, de voir une adaptation de Jane Austen - et Orgueils et préjugés, à qui j'ai plus d'un reproche à faire, m'a semblé sur ce point plus pertinent et moins naïf que Brigt Star.

Parce qu'il y a une naïveté assez déconcertante, dans la façon dont ce film a choisi de représenter l'amour. Il nous peint une passion pure,éthérée, éternelle - vision omniprésente du sacro-saint "amour de sa vie". Je ne crois pas à l'amour platonique, et n'ai pas réussi à m'émouvoir devant les exaltations de deux êtres qui semblent s'aimer sans se connaître vraiment, et sans se comprendre - et sans nuances, jamais. Ajoutons à cela que chaque personnage s'en tient au type qu'il est sensé représenter, et ne change pas, d'un bout à l'autre du film. La fin arrive enfin, bien en retard - on l'attend depuis si longtemps - et ne résout aucune tension : il est sûr que c'était perdu d'avance.

Alors oui, Bright Star m'a laissée de glace. Il y avait là quelque chose de trop exalté pour moi, et sans que l'on touche, un seul instant, à ces passions dévorantes décrites par nos romantiques, sans que se développe, parallèlement, une réflexion plus générale sur l'amour, la poésie, ou que sais-je encore. C'est un film pour demoiselles, vulgairement, et qui veut nous faire sortir notre mouchoir, en nous disant que tout de même, on aimait plus fort à ces époques-là. Les décors fleuris, les lacs et les sentiers nous proposent l'image fausse d'un âge d'or, où les jeunes filles en robe empire osent donner la main à un prétendant piqué de poésie. Et cela semble tellement faux ... Aimait-on alors si différemment que l'on aimait aujourd'hui ... ?

Keats, lors d'un cours de poésie donné à Fanny, compare la poésie à un lac dans lequel on baigne. Il serait absurde de chercher à comprendre le lac, on se laisse simplement porter par l'onde, lui dit-il - du moins est-ce l'idée, je retranscris de mémoire.

Parallèlement, il serait absurde de chercher à comprendre ce film : on ne s'y retrouve pas.   Ressentir, dites-vous ?   Point de plaisir à rester au beau milieu du lac, on a plutôt peur de s'y noyer.

~ Le commentaire de Rose, plus enthousiaste.