mercredi 30 mars 2011

« Une histoire vraie de la misère du coeur humain »

« Malheur à l’homme qui, dans les premiers moments d’une 
liaison d’amour, ne croit pas que cette liaison doit être éternelle. »


Vous est-il déjà arrivé d'ouvrir un livre et d'y voir, contée par le menu, une part de votre vie ? Étrangement, est ce qui m'est arrivé en lisant Adolphe de Benjamin Constant. Aussi n'ai-je pas vraiment lu ce livre - ou de ces premières lectures un peu fiévreuses où l'on se cherche soi-même, faute de déceler autre chose. Je voudrais en parler sans en avoir le pouvoir - parce que ce serait là me raconter moi, et pas le livre Ce genre de découvertes, il faut du temps pour en rendre compte -  et je laisserai juste, en trace de cette découverte, un passage choisi parmi d'autres, et qui m'est resté en mémoire. 

Adolphe est le roman du désamour et de l'impuissance, du combat entre sentiment et société. C'est aussi le roman d'un homme qui voulut se croire libre et s'enferma, par ses scrupules et son empathie même, en une situation destructrice pour lui et pour les autres. Dans ce roman qui a presque valeur de nouvelle, où tout se concentre autour du jeune homme et d'Ellénore, la peinture que fait Constant de la "misère du cœur humain" est saisissante.
Je n’osais cependant laisser soupçonner à Ellénore que j’aurais voulu renoncer à nos projets. Elle avait compris par mes lettres qu’il me serait difficile de quitter mon père ; elle m’écrivit qu’elle commençait en conséquence les préparatifs de son départ. Je fus longtemps sans combattre sa résolution ; je ne lui répondais rien de précis à ce sujet. Je lui marquais vaguement que je serais toujours charmé de la savoir, puis j’ajoutais, de la rendre heureuse : tristes équivoques, langage embarrassé, que je gémissais de voir si obscur, et que je tremblais de rendre plus clair ! Je me déterminai enfin à lui parler avec franchise ; je me dis que je le devais ; je soulevai ma conscience contre ma faiblesse ; je me fortifiai de l’idée de son repos contre l’image de sa douleur. Je me promenais à grands pas dans ma chambre, récitant tout haut ce que je me proposais de lui dire. Mais à peine eus-je tracé quelques lignes, que ma disposition changea : je n’envisageai plus mes paroles d’après le sens qu’elles devaient contenir, mais d’après l’effet qu’elles ne pouvaient manquer de produire ; et une puissance surnatrelle dirigeant, comme malgré moi, ma main dominée, je me bornai à lui conseiller un retard de quelques mois. Je n’avais pas dit ce que je pensais. Ma lettre ne portait aucun caractère de sincérité. Les raisonnements que j’alléguais étaient faibles, parce qu’ils n’étaient pas les véritables.

La réponse d’Ellénore fut impétueuse ; elle était indignée de mon désir de ne pas la voir. Que me demandait-elle ? de vivre inconnue auprès de moi. Que pouvais-je redouter de sa présence dans une retraite ignorée, au milieu d’une grande ville où personne ne la connaissait ? Elle m’avait tout sacrifié, fortune, enfants, réputation ; elle n’exigeait d’autre prix de ses sacrifices que de m’attendre comme une humble esclave, de passer chaque jour avec moi quelques minutes, de jouir des moments que je pourrais lui donner. Elle s’était résignée à deux mois d’absence, non que cette absence lui parût nécessaire, mais parce que je semblais le souhaiter ; et lorsqu’elle était parvenue, en entassant péniblement les jours sur les jours, au terme que j’avais fixé moi-même, je lui proposais de recommencer ce long supplice ! Elle pouvait s’être trompée, elle pouvait avoir donné sa vie à un homme dur et aride ; j’étais le maître de mes actions ; mais je n’étais pas le maître de la forcer à souffrir, délaissée par celui pour lequel elle avait tout immolé.

Ellénore suivit de près cette lettre ; elle m’informa de son arrivée. Je me rendis chez elle avec la ferme résolution de lui témoigner beaucoup de joie ; j’étais impatient de rassurer son cœur et de lui procurer, momentanément au moins du bonheur ou du calme. Mais elle avait été blessée ; elle m’examinait avec défiance : elle démêla bientôt mes efforts ; elle irrita ma fierté par ses reproches ; elle outragea mon caractère. Elle me peignit si misérable dans ma faiblesse, qu’elle me révolta contre elle encore plus que contre moi. Une fureur insensée s’empara de nous : tout ménagement fut abjuré, toute délicatesse oubliée. On eût dit que nous étions poussés l’un contre l’autre par des furies. Tout ce que la haine la plus implacable avait inventé contre nous, nous nous l’appliquions mutuellement, et ces deux êtres malheureux, qui seuls se connaissaient sur la terre, qui seuls pouvaient se rendre justice, se comprendre et se consoler, semblaient deux ennemis irréconciliables, acharnés à se déchirer.
 Image : John Constable, Jeune femme vue de dos, 1806

4 commentaires:

  1. Toi aussi ? J'ai lu cette histoire juste après une rupture difficile, que j'avais longtemps fait trainer, et j'ai été très étonnée de retrouver exactement ce que je ressentais sous la plume de Constant.
    Ce roman est étonnant de justesse...

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  2. Il s'agit d'Ellénore et non d'Elléonore...
    Bien à vous.

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  3. Oh, en effet !
    Voici l'erreur corrigée.
    Merci de l'avoir signalée !

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  4. Magnifique ! Adolphe est une grande oeuvre ! Et, malgré elle, elle a inspiré la pièce de théâtre Le Prénom qui reste un délice à voir !

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