mardi 7 décembre 2010

Pour une écriture de l'évitement.

A M. de M.

"La plupart des livres d'à présent ont l'air d'avoir été faits en un jour avec des livres de la veille."
CHAMFORT tel qu'il est cité par Jean de Tinan *

Les billets de ce blog sont là pour me faire mentir. Je déclare souvent que je ne lis jamais de littérature contemporaine (acception large) , et ce pour des raisons sans originalité : trop de parutions, pas assez de recul, aucun tri fait par le temps, crainte des effets de mode, etc. Et puis il y aura cette note qui, couplée à celle sur Festins secrets de Pierre Jourde, viendra poser cette petite nuance, comme quoi ce n'est pas si rare que cela. C'est aussi l'intérêt d'un média aussi changeant que celui-ci : il évolue avec son auteur et ses découvertes - pour finalement aller poser, lui-même, ses propres contradictions ... Mais j'anticipe ! Ce n'est après tout qu'un premier pas, et il n'est pas fini, le temps où je vous entretiendrai des errances fin-de-siècle, des grotesques des époques lointaines et de mes petites découvertes, grands écrivains ou petits littérateurs !

J'en veux pour preuve cet article-même, car si j'ai pour projet de consigner quelques impressions sur l'Albucius de Pascal Quignard, je ne saurai sans doute m'empêcher certains parallèles avec le passé.  Cependant, je crois pouvoir dire, dans le cas de ce livre tout particulièrement, que ce n'est peut-être pas tant une trahison que cela.

" Quand le présent offre peu de joie et que les mois qui sont sur le point de venir ne laissent présager que des répétitions, on trompe la monotonie par des assauts du passé. " 
(Pascal Quignard, Avertissement, Albucius)

~ * ~

Fernand Khnopff, Sablier

En commençant Albucius, j'avais presque en tête l'article idéal que je ferais, une fois que j'aurais terminé. Et puis  tandis que j'avançais dans ma lecture, j'ai renoncé à l'idée même d'écrire quelque chose, parce que ce n'est pas un livre dont on parle si facilement. Ce n'est assurément pas un roman que l'on lit pour savoir si la baronne épousera le vicomte ... Pas davantage un de ces livres qui vous semblent clairs, limpides, dès lors que vous les refermez. Et il y a en Albucius, à mes yeux, le sentiment que quelque chose vous échappe, et comme un touchant mystère, insaisissable et un peu effrayant. Comment en parler, dès lors ? Je puis vous dire qu'un narrateur y retrace la vie d'un certain Caius Albucius Silus ; que s'il y a chronologie, c'est une chronologie distraite et vague, qui suit le rythme de l'évocation et du souvenir plus que le rythme d'une vie qui s'écoule ... Et puis c'est là que les comparaisons commencent ...

L'auteur y conte, disais-je, la vie d'un auteur, qui a existé, et dont on ne sait rien - ou pas grand chose. Le livre s'ouvre sur un aveu : "Caius Albucius Silus a existé. Ses déclamations aussi. J'ai inventé le nid où je l'ai fourré et où il a pris un peu de tiédeur, de petite vie, de rhumatismes, de salade, de tristesse. " Il n'y aurait plus, peut-être, qu'à ajouter " Qu'on lise ceci comme on lirait un roman." Comment, j'ose ? Eh bien oui, cette dernière citation n'est pas de Quignard : elle est de Tinan. Ce parallèle n'est pas anodin, car ce vivant secret sur la part de vérité et la part d'invention, ce mystère auquel on veut croire, presque malgré soi, cette Vie de ..., forme de mystification qui s'assume presque, je n'ai retrouvé cela  que dans quelques œuvres, rares (vous me voyez venir) de la fin-de-siècle : L'Exemple de Ninon de Lenclos amoureuse, de Jean de Tinan, l'idée des Vies imaginaires de Marcel Schwob, la fiction qu'inventa Pierre Louÿs autour des poèmes de Bilitis. Et si je me permets de l'écrire (ou devrais-je dire d'insister), c'est qu'à la lecture, il m'a semblé que Pascal Quignard partageait quelque chose, avec ces hommes-là. C'est d'abord la conscience d'une forme de décadence, quelle qu'elle soit, et le plaisir ressenti d'un retour au passé. C'est ensuite cette création presque clandestine et qui se dissimule derrière le fatras charmant des allusions savantes, des citations dissimulées et des ornements érudits. C'est enfin cette écriture de l'évitement, qui ne réussit à dire les choses que dans cette vague obscurité des pans d'histoire négligée et des déserts théoriques.

" L’art du biographe consiste justement dans le choix. Il n’a pas à se préoccuper d’être vrai ; il doit créer dans un chaos de traits humains. [...] De patients démiurges ont assemblé pour le biographe des idées, des mouvements de physionomie, des événements. Leur œuvre se trouve dans les chroniques, les mémoires, les correspondances et les scolies. Au milieu de cette grossière réunion le biographe trie de quoi composer une forme qui ne ressemble à aucune autre. Il n’est pas utile qu’elle soit pareille à celle qui fut créée jadis par un dieu supérieur, pourvu qu’elle soit unique, comme toute autre création. Il est nécessaire que leur instinct à tous deux soit infaillible. Les biographes ont malheureusement cru d’ordinaire qu’ils étaient historiens. "
(Marcel Schwob, Préface aux Vies Imaginaires)

Odilon Redon, La Chevelure

Au fond, Schwob, Tinan, Louÿs, Quignard ont comme volé un pan d'histoire, qui n'intéressait plus personne - ils ont ramassé un vestige, une vieille pierre qui traînait là, sur une vieille route, foulé(e) par les indifférents, et ils en ont fait quelque chose. Peu importe au fond que cela soit vrai, historiquement parlant. Ce qui compte avant tout ... Mais c'est peut-être là qu'il faut restreindre le parallèle. Chacun a au fond sa volonté, sa voie, son rêve, qui transparaît derrière ces vies racontées plus ou moins imaginaires. Raoul de Vallonges, en double romanesque de Jean de Tinan, cherchera dans Ninon un Exemple, pour s'arracher aux mélancolies de l'amour, et l'écriture devient un passe-temps venu distraire d'une peine de cœur. Il s'agira de voir en cette femme comment diriger sa vie, et mieux être au monde ... Marcel Schwob cherche peut-être, après Cœur double, à cerner l'Humain, dans son ambiguïté et son mystère ... Peut-être souhaite-t-il également concilier la passion de l'écriture à celles de l'érudition et de la philologie ... Pascal Quignard enfin - car il convient que je revienne de temps en temps à mon propos - évoque cette fameuse "cinquième saison", image de notre passé lointain, enfance de l'homme et enfance de l'Humanité, en-deçà du langage ... Le roman latin qui se développe, genre chaotique, hybride, satire devient quant à lui fantasme littéraire, et apparaît comme le seul à même de traduire cette cinquième saison, ère de l'enfance, du sordide et du sauvage ... Et j'ai envie de penser qu'à travers les images d'un passé réinventé, sur les ruines d'œuvres fantômes, chaque écrivain a poursuivi une obsession, une chimère, et qu'il a éclairé une histoire - sans majuscule - de cette lumière-là.

Odilon Redon, Évocation
En définitive, j'ai eu l'impression qu'à travers l'image d'une Antiquité, aussi réelle que rêvée, Pascal Quignard érigeait en creux une forme d'art poétique, prétendument antique et surtout personnelle. Dans un temps où l'on aurait tout dit et tout écrit, il réactualise le mythe de la satire, du roman à la Pétrone, comme synthèse de tous les genres et de tous les tons, jusqu'aux plus sordides. Et au fond, à mes yeux tout du moins, il raconte moins sans doute la vie d'un romancier romain qu'il n'écrit l'œuvre-modèle d'un passé perdu ... Je terminerai cette note, chaotique et spontanée, contestable sans doute, par un dernier clin d'œil : en citant l'incipit du Pétrone romancier de Marcel Schwob. Ce que je fais pour deux raisons : parce que Pétrone répond à cette esthétique du sordide, à laquelle souscrit l'Albucius du roman, et, surtout, parce que j'ai cru voir quelque chose de quignardien dans ces lignes des Vies imaginaires :

" Il naquit en des jours où des baladins vêtus de robes vertes faisaient passer de jeunes porcs dressés à travers des cercles de feu, où des portiers barbus, à tunique cerise, écossaient des pois dans un plat d’argent, devant les mosaïques galantes à l’entrée des villas, où les affranchis, pleins de sesterces, briguaient dans les villes de province les fonctions municipales, où des récitateurs chantaient au dessert des poèmes épiques, où le langage était tout farci de mots d’ergastule et de redondances enflées venues d’Asie. 
[...]
Vers la trentième année, Pétrone, avide de cette liberté diverse, commença d’écrire l’histoire d’esclaves errants et débauchés. Il reconnut leurs mœurs parmi les transformations du luxe ; il reconnut leurs idées et leur langage parmi les conversations polies des festins. Seul, devant son parchemin, appuyé sur une table odorante en bois de cèdre, il dessina à la pointe de son calame les aventures d’une populace ignorée. À la lumière de ses hautes fenêtres, sous les peintures des lambris, il s’imagina les torches fumeuses des hôtelleries, et de ridicules combats nocturnes, des moulinets de candélabres de bois, des serrures forcées à coups de hache par des esclaves de justice, des sangles grasses parcourues de punaises, et des objurgations de procurateurs d’îlot au milieu d’attroupements de pauvres gens vêtus de rideaux déchirés et de torchons sales."
(Marcel Schwob, "Pétrone romancier", Vies Imaginaires )

 ~ * ~

Quand j'y pense, moi aussi j'ai voulu parler d'Albucius et je n'ai pas tant parlé de lui. Mais c'est qu'en créant à partir des failles et des ignorances de l'histoire, en construisant une œuvre multiple, écrin pour des romans inventés, en écrivant dissimulé sous le masque du chroniqueur et du biographe ... c'est qu'en faisait tout cela, Pascal Quignard m'a semblé bien plus familier que je ne pensais. J'ai eu l'impression de croiser un homme d'un autre siècle qui s'est demandé comment pouvait-on  encore écrire, à l'aube des temps modernes. Est-ce si surprenant, d'ailleurs ? La question de la création, de l'originalité, du rapport au passé est sans doute la même aujourd'hui, peut-être est-elle encore plus problématique ... Et il paraît  si l'on en croit Huysmans, que toutes les fin-de-siècle se ressemblent ...

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* La vraie citation est légèrement différente, et n'a plus vraiment le même sens : "La plupart des livres d'à présent ont l'air d'avoir été faits en un jour avec les livres lus de la veille."

5 commentaires:

  1. Tu évoques la "cinquième saison" comme "image de notre passé lointain, enfance de l'homme et enfance de l'Humanité, en-deçà du langage" : pourrais-tu préciser ta pensée ?

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  2. Bon... ce n'est pas aujourd'hui que je te haïrai. Effectivement, c'est très "quignardien", de sauter ainsi de référence en référence, de faire des rapprochements, de "gloser" dans le sens érudit du terme. Je pense que cette technique et ce style ne laissent pas indifférents les "intellectuels-lettrés" (il n'y a plus beaucoup). Dès lors qu'on lit, qu'on s'intéresse, qu'on accumule du savoir, on est sensible à l'exercice auquel cet auteur se prête.

    J'aime beaucoup ton article. Tu as parfaitement cerné mon cher Pascal - je suis d'ailleurs impressionnée, ce roman n'est pas le plus accessible.
    QUIGNARD a effectivement ce côté "lettré" dans le sens ancien du terme : compilateur, théoricien, biographe... Écrire aujourd'hui est une question qui le tourmente, même s'il tente de rester discret sur ce point.

    => Je me permets une semi-réponse au commentaire de Glyndwr :

    La cinquième saison, chez Pascal QUIGNARD, c'est aussi ce qu'il nomme "le Jadis", c'est l'origine perdue. C'est la conception et la gestation pour l'être, l'Antiquité pour la civilisation, l'étymologie pour la langue... Ce serait si difficile à résumer là, comme ça. C'est une sorte d'Éden perdu, de temps de l'enfance dans son sens étymologique (infans = celui qui ne parle pas (encore)), un temps où le langage, foncièrement séparateur, n'existait pas encore entre l'homme et le monde, entre l'homme et l'homme...

    Et... Merci, pour la dédicace :) ça me touche beaucoup.

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  3. Ça a l'air assez abstrait... Je suppose que ça doit être quelque chose que l'on ne peut pas vraiment saisir si l'on a pas lu P. Quignard.

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  4. C'est abstrait, en effet. C'est une construction intellectuelle de l'ami QUIGNARD, qui fait reposer tout son travail sur le retour sur le passé, l'enfance, le balbutiement. Ce sera l'enfance et le non-parlé pour l'individu, ou, à plus grande échelle, l'enfance de la langue (par le latin)... etc.
    C'est un peu psychanalytique, et j'avoue ne pas trop approfondir ce point-là des textes de QUIGNARD, qui me plait moins que d'autre.

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  5. On déplore parfois d'arriver un peu tard sur le champ de bataille, mais en fait, c'est parfois très pratique : des gens mieux calés que vous répondent à votre place !

    En fait, cher Antisthène, j'ai trouvé ça assez abstrait à la lecture, moi aussi, et j'avoue que ce n'est pas le point qui a retenu tout mon intérêt ... Je pourrai citer le passage du livre qui décrit cette cinquième saison, mais je crois que cela resterait flou, malgré tout. Cette thématique est intimement liée au reste, notamment au rapport avec les mots, à la description du sordide, mais j'ai préféré faire ma petite tambouille et aller fouiller vers les côtés où je me sentais plus à l'aise - à savoir la réflexion sur la littérature, l'évocation d'un idéal romanesque, qu'il soit inventé ou non, la création érudite, etc.

    Tu fais bien de souligner l'abstraction de la formule, en tout cas. Il est vrai que si le concept est déjà difficile à saisir pour ceux qui lisent cet auteur, que dire de ceux qui n'ont pas - ou pas encore - découvert Quignard !

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