vendredi 3 décembre 2010

Chronique d'un certain duel qui opposa MM. Jean Lorrain et Marcel Proust, un 6 Février 1896

Il est une anecdote que l'on se plaît à raconter - les potins de l'histoire littéraire ont cela d'agréable qu'il mêlent la petite médisance, la curiosité amusée et le prestige culturel. C'est l'histoire du duel qui opposa, le 6 février 1897, Jean Lorrain et Marcel Proust. Il y a un semaine, l'anecdote avait resurgi, comme une fleur de Madeleine Lemaire, au fil de la discussion, et cette fois-ci, j'ai voulu, soudain curieuse, trouver le fameux texte des Pall-Mall Semaines. Parce que le discours rapporté ne suffit pas toujours, et que le persiflage de Lorrain est amusant à lire. Entreprise bien vaine, cependant : mes modestes recherches n'ont pas abouti.

Mais par chance, en ouvrant naïvement Les Plaisirs et les Jours, que je m'apprête à lire, je suis tombée sur lesdits articles. Ou, pour être plus exacte, les extraits concernant cette affaire. Jean Lorrain, déformant à loisir les noms et titres de l'ouvrage, y exprime un jugement tout à la fois sévère et méfiant,envers l'œuvre d'un jeune homme que l'on a introduit dans le milieu littéraire, et qui publie grâce à ses relations. Notons que s'il écopa d'un duel avec Marcel Proust, en grande partie pour l'allusion faite de la relation de ce dernier avec le fils Daudet, Jean Lorrain se ruina également en procès : pour suivre le mythe, on l'attaquait assez souvent pour diffamation. Ces quelques lignes d'introduction données et pour vengeance de ma recherche insatisfaite sur le web, voici le premier article, publié par Lorrain en 1896, ainsi que l'objet du scandale, datant de février 1897 (en remerciant Thierry Laget qui le cite et dont je recommande l'édition) :



Le Journal
1er juillet 1896

MM. José-Maria de Heredia et Anatole France sont vraiment bien coupables. Avec leur condescendance de gualanthuomo, en écrivant des préfaces complaisantes à de jolis petits jeunes gens du monde en mal de littérature et de succès de salons, ils ont ouvert la voie ; pis, ils l’ont tracée à un tas de gens armés des  meilleures intentions et qui, sans leurs précédentes, eussent été de rapports possibles, sinon agréables. Mais voilà, les Hortensias bleus de Montesquiou, les Plaisirs et les Joies de M. Marcel Proust, estampillés de la signature de l’Académie, ont tourné la cervelle à tous les petits kioukious, poètes peu ou prou, qui fréquentent chez Mme Lemaire (2).
Tout le monde, aujourd’hui, s’est mis en tête d’écrire, de remuer la Presse et l’opinion autour de sa petite gloire et à coups de dîners, d’influences mondaines, de petites intrigues d’éventails, de menus d’évêques et de garden-parties, d’arracher à Pierre une préface, à Jean un article et à tous une réclame, afin de violenter sinon d’attirer l’attention. Tous les snobs ont voulu être auteur et y ont réussi, encouragés par un snobisme plus décevant encore, celui des gens de lettres, flattés, chatouillés, titillés dans leur amour-propre par les plus adroites manœuvres. Ce fut, du vivant de Leconte de Lisle, toute une intrigue menée autour du grand poète. M. de Montesquiou en fut le bénéficiaire. Le cher comte a fait son chemin, depuis ; M. de Heredia, qui aurait pu signer ce jour-là Hérédiou, a consacré de sa plume autorisée l’auteur des Hortensias. Si Paul Hervieu ne s’appelle pas, aujourd’hui, Paul Herviou, c’est qu’il a plus d’indépendance. Enfin, brochant sur le tout, le salon de Mme Armand de Caillavou vient d’avoir raison des dernières résistances de l’auteur de Thaïs, et nous devons à M. Anatole France ce succédané de M. de Fezensac (3) jusqu’alors unique dans son genre, le jeune et charmant Marcel Proust. Proust et brou !





Le Journal
3 février 1897

D’ailleurs, l’amateurisme des gens du monde. Un livre commis par l’un d’eux, livre autour duquel grand bruit fut mené l’autre printemps, me tombe entre les mains. Préfacé par M. Anatole France, qui ne put refuser l’appui de sa belle prose et de sa signature à une chère madame (il y avait tant dîné), ce délicat volume ne serait pas un exemple-type du genre, s’il n’était illustré par Mme Madeleine Lemaire.
Les Plaisirs et les Jours, de M. Marcel Proust : de graves mélancolies, d’élégiaques veuleries, d’inanes flirts en style précieux et prétentieux, avec, entre les marges ou en tête des chapitres, des fleurs de Mme Lemaire en symboles jetés, et l’un de ces chapitres s’appelle : La mort de Baldassare de Silvande, le vicomte de Silvande. Illustration : des feuilles de roses (je n’invente pas). L’ingéniosité de Mme Lemaire ne s’est jamais adaptée aussi étroitement à un talent d’auteur ; M. Paul Hervieu, et son Flirt, n’avaient certainement pas inspiré aussi spirituellement la charmante peintresse. C’est ainsi qu’une histoire de M. Proust, intitulée : Amis : Octavian et Fabrice, a pour commentaires deux chattes jouant de la guitare, et une autre, dite Rêverie couleur de temps, s’illustre de trois plumes de paon.
Oui, madame, trois plumes de paon ; après cela, n’est-ce pas, on peut tirer l’échelle.
On trouve aussi dans Ces Plaisirs et ces Jours un chapitre intitulé : Mélancolique villégiature de Mme de Bresve, de Bresve, grève, rêve, oh ! la douceur fugitive de ce de Bresve, et trois héroïnes qui s’y ornent des noms charmants d’Heldemonde, Aldegise et Hercole, et ce sont trois Parisiennes du pur, du noble faubourg.
Le fouet, monsieur.
M. Marcel Proust n’en a pas moins eu sa préface de M. Anatole France, qui n’eût pas préfacé ni M. Marcel Schwob, ni M. Pierre Louÿs, ni M. Maurice Barrès ; mais ainsi va le train du monde et soyez sûrs que, pour son prochain volume, M. Marcel Proust obtiendra sa préface de M. Alphonse Daudet, de l’intransigeant M. Alphonse Daudet, lui-même, qui ne pourra la refuser, ni à Mme Lemaire ni à son fils Lucien.



(1) Déformation perfide de l’italien galanthuomo, signifiant gentilhomme.
(2) Peintre née en 1845, faisant Salon, en lien avec le Tout-Paris. Elle fut l’illustratrice des Plaisirs et les Jours. On considère que son nom a contribué à la publicité de l’ouvrage.
(3) Autrement dit, M. de Montesquiou (de son nom complet Marie Joseph Robert Anatole de Montesquiou-Fezensac ).


Image : Duel par *zw6, Deviantart

6 commentaires:

  1. De l'héroïsme de Marcel-chou... =D

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  2. Euh... Je ne sais pas pourquoi il dit "A"... C'était bien moi.

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  3. J'adore !
    Parce qu'autant Proust ne m'est que rarement tombé des mains (et encore moins les Plaisirs et les Jours), autant Jean Lorrain a eu raison de mon désir effréné de découvrir la "littérature décadente fin de siècle"...
    Quel imbécile !

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  4. A Céline ~ En fait, je n'irais pas jusqu'à considérer M. Lorrain comme un imbécile. Quand bien même n'en aurais-je pas lu, je trouve sa critique intéressante - et j'avoue trouver qu'elle ne vise pas si à côté que cela. M. Proust a bien eu recours à ses relations mondaines pour publier Les Plaisirs et les Jours ; la courtisanerie littéraire a fait parfois bien du mal à l'art. Ces deux affirmations du texte me semblent pertinentes, et aident à penser la réticence qu'avait Lorrain à l'égard de ce recueil.

    Au demeurant, je peux adorer Proust - le nombre de billets sur ce blog l'attestera facilement - je n'en apprécie pas moins la prose de M. Lorrain. Il a le mérite et l'intérêt d'être de son temps à une heure où l'on célèbre toujours des écrivains-précurseurs, et en cela, je pense qu'il a beaucoup à nous apprendre.
    J'ajouterai que je trouve un peu dommage de juger la décadence à l'aune d'un seul de ses représentants. Tu sembles d'ailleurs associer "décadence" et "fin-de-siècle" ; je ne sais pas si c'est le cas mais ces deux étiquettes désignent l'une une école, un mouvement (à la définition très floue pour tout le monde), l'autre une période. Dans tous les cas, l'une comme l'autre ne se résument heureusement pas à Jean Lorrain et je ne saurai trop te recommander de faire d'autres tentatives car, même sans apprécier ce dernier, cette époque est pleine de richesses littéraires de tous ordres, dont il serait dommage de se priver pour si peu de choses ! =)

    A ma chère Alphonsine Maud de Ménilmontant, nous avons déjà discuté de cet héroïsme si contestable ... Mais si c'est pour donner lieu à de si riantes épopées, je veux bien tout l'héroïsme que tu veux ! x)

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  5. Alors, voyez-vous, ma chère, c'est "Mesnilmontant" écrit à l'ancienne. (ça c'est pour me venger d'Alphonsine :p)

    Du reste, je partage certains points de la critique de LORRAIN, et je suis tout à fait d'accord avec ta réticence quant à la mondanité littéraire. D'ailleurs, heureusement que PROUST a ensuite tenu les promesses contenues dans "Les Plaisirs et les jours", sans quoi, il faut bien le dire (et ça me coûte, moi qui l'aime tant), il n'eût guère été le sommet de la littérature qu'il est devenu.

    Nos épopées furent magistrales !! Buvons l'héroïsme ! Cuitons-nous à l'héroïsme ! Qu'importe le flacon, pourvu que... disait l'autre.

    Merci pour tout, joli demoiselle de Cambray.

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  6. Un livre qui peut vous intéresser :


    http://www.lemonde.fr/livres/article/2014/06/25/patrick-cardon-ce-qui-m-interesse-dans-le-genre-c-est-le-trouble-l-indetermination_4445141_3260.html


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