vendredi 26 mars 2010

Impressions fugitives sur le temps perdu.

La Recherche du temps perdu est un de ces classiques dont on ne parle qu'avec réserve et hésitation. Le genre de monument qui a bénéficié de nombre d'études critiques toutes plus brillantes (ou plus bizarres !) les unes que les autres, et qui, pourtant, n'a sans doute pas été pleinement exploré. J'ai moi-même acheté quelques ouvrages - que je n'aurai jamais le temps de lire - sur ce sujet et en reluque d'autres ... Parce que c'est une œuvre qui mérite que l'on s'arrête, que l'on prenne le temps de réfléchir, de creuser, comme un amateur admire, dans l'ombre, les divers ornements cachés d'une vieille cathédrale ...
Mais ce n'est pas ce que je vais faire ici. Ce n'est qu'une première lecture - la plus importante, peut-être - celle de la découverte.  Alors j'ai lu avec passion, avidité, sans cette patience du chercheur qui s'arrête en chemin, et examine les détails du sentier qu'il emprunte. Je me suis juste laissée inviter par un livre pas si monstrueux qu'on ne le pense, je m'y suis fait une toute petite place dans ses recoins hospitaliers, et ... J'ai été, selon le mot de Proust "lectrice de moi-même".

L'entreprise a été de longue haleine - et l'on s'essouffle, parfois. J'ai, à plusieurs reprises, fait de longues pauses, intercalant des lectures plus légères ou, du moins, plus habituelles : la symbolique impuissance des décadents, la verve caustique et la désinvolture d'un Tinan, pour mieux revenir aux réflexions profondes du sujet proustien. Et dans ces lectures parallèles, j'ai pu voir combien Marcel Proust était parfois proche des réflexions, des images, des doutes de la fin-de-siècle : jusqu'au dépassement final au moins, le narrateur suit la voie des Raoul de Vallonges, Hubert d'Entragues et autres écrivains-qui-n'écrivent-pas, hantés par leur impuissance, incapables de dépasser les difficultés de l'écriture et la tentation du silence. De même, au fil des tomes, Proust déploie devant nous les beautés et les ridicules d'un monde qui meurt : et nous assistons, après la déclaration de guerre, aux débuts d'un timide et jeune vingtième siècle. Proust m'est apparu au fond comme le riche héritier de la décadence : celui qui est arrivé après les doutes et les tentatives et qui, après avoir écouté, observé, a su dépasser les angoisses et les motifs de l'époque qui l'a vu naître à la littérature. En effet,  par sa poétique d'un monde et de personnages en mouvement, inscrits dans le temps, par le processus de mémoire involontaire et ses réflexions sur la littérature et son rapport à la vie, Proust a trouvé une solution - il en est peut-être d'autres - au silence morose des héros qui ont précédé le sien.

Et le narrateur propose, à son tour, un roman de la vie cérébrale, fait de souvenirs et réminiscences. On peut penser, lors des premiers tomes, qu'il est quelques bizarreries dans l'organisation de ces réflexions. Quand on referme le dernier, au contraire, on sent combien la Recherche est une œuvre construite. Et les mystères des premiers livres sont éclairés, lors de cette dernière réunion chez la nouvelle princesse de Guermantes où le narrateur, après avoir mis la main sur un livre qu'il lisait, enfant, prend ses ultimes résolutions, et pose un regard lucide et plus détaché, sur le temps écoulé. Longtemps, il s'était couché de bonne heure, nous disait-il, au tout début de la Recherche - à présent, devenu vieil homme, il dort en plein jour et passe ses nuits à écrire, écrire, talonné par la peur que la mort lui dérobe son ouvrage. Regrette-t-il vraiment ce "temps perdu", pourtant ... ? Ce sont bien ces évènements, cette vie pleine de mondanités, ces amours déçus qui ont fait de lui ce qu'il était - et ont fourni matière à son livre ... Et l'œuvre en train de se faire est, à son tour, un tissu de souvenirs - pour ne pas dire un  grand cimetière.

Proust, en cela, trouve sa place dans le débat éternel qui oppose la littérature et la vie. A l'époque, fleurissaient les auto-fictions, où l'écrivain en vadrouille jouait à se mettre en scène, lui ou un de ses avatars : les héros de la fin-de-siècle, à l'instar du narrateur de la Recherche, sont des intellectuels, célibataires, et ils écrivent ... Avec plus ou moins de succès.  On a parfois un peu de cela, chez Proust, et bien des critiques ont cherché les clés des personnages proustiens, ont vu derrière certains traits d'Albertine ceux d'Agostellini, derrière le dévouement de Françoise celui de Céleste Albret, et la liste n'en finit pas ... Parallèlement, le narrateur offrira à son art les fruits de son expérience  - sauf que, contrairement aux célibataires signant de petites nouvelles, de petits essais, il nous offre un livre, construit, travaillé. Mais au fond, ce que Le Temps retrouvé nous dit, c'est que ces menues images de la vie de l'auteur sont, au fond, sans importance. Le narrateur lui-même donnera des noms, des traits à des personnages, leur prêtera des réactions, des gestes, qui auront été cueillis, ça et là, tandis que le souvenir des modèles se sera affaibli, éloigné dans les brumes de la mémoire ... Écrire sur une jeune fille qu'on a aimée, et qui est morte, sur un ami qui s'est éloigné, cela revient à convoquer des fantômes un peu trop pâles ... Écrire un roman, retrouver le temps perdu, signifie alors retrouver qui l'on était, à cette période-là, chercher à faire renaître un ancien soi qui est mort depuis longtemps et, par là, accepter la multiplicité du moi. Le processus est douloureux, amène à considérer les situations autrement, avec davantage de distance et de raison - et constater que ce qui nous avait arraché le cœur autrefois, nous est devenu presque indifférent ... C'est à cette difficile entreprise que s'est attelé notre narrateur, et Proust lui-même. Et le miroir que l'on promenait le long du chemin est devenu "un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés" ...

Mais qu'importe, au fond. Ce ne sont pas les clés, ce n'est pas l'exactitude de l'anecdote qui comptent. Derrière les phénomènes de mémoire, derrière les résurgences du passé - reflets dans la patine - Proust nous fait réfléchir sur notre propre rapport au monde, à la mémoire, à l'amour. Et, surtout, sur notre rapport à nous-même. J'ai parfois lu La Recherche du temps perdu comme si je lisais ma propre histoire, déguisée, décelant ça et là des choses que, dans des termes d'aujourd'hui, j'aurais pu penser, que j'avais parfois déjà pensées ... Ce n'est pas trahir l'auteur, que de choisir cette lecture, personnelle et biaisée. En effet, dans les dernières pages, ne disait-il pas : "Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes" ? J'ai trouvé ça très vrai ... Et en tant que lectrice, je me suis sentie autorisée à prendre pour moi ces impressions, ces pensées, à réfléchir, en compagnie du narrateur et à son rythme, à ma propre vie, avec ses soucis et son petit temps perdu. Et c'est au fond, à côté de tous les intérêts - multiples, vraiment - qu'on peut trouver à lire cette œuvre, à s'y accrocher, même si c'est parfois long et qu'on serait tenté de se tourner vers des lectures plus immédiates, c'est ce qui a fait que j'ai tellement aimé lire Proust. Parce que je n'y ai pas vu quelque chose d'inaccessible,  parce que c'est le genre d'ouvrage  qui vient vous prendre par la main, pour vous dévoiler vos secrets, sous le voile délicat de la fiction ...

Et l'on est happé, par ces mystères de la nature humaine, fondamentalement changeante, par la destinée de ces personnages, en proie au temps et aux hasards et qui nous semblent, derrière leur masque de papier, particulièrement vivants. Alors les relectures viendront - je pense que la Recherche fait partie de ces ouvrages qui vous accompagnent, durant toute votre vie, et que l'on va lire, différemment, avec le temps qui passe ... - mais pour cette première découverte, je garde l'émotion toute particulière des lectures qui nous touchent trop, et dont on n'ose pas toujours parler en détail, de celles où l'on s'attache, sincèrement, aux personnages, et où l'œil critique s'est un peu trop refermé.


Au final, c'est comme une page qui se tourne - une porte qui s'ouvre, vers des horizons nouveaux. Et le désir maladroit, à son tour, de retrouver son propre temps perdu - à petite échelle, toute petite échelle.







2 commentaires:

  1. Chère Mademoiselle de Cambray,

    Après lecture de vos trois articles sur la 'Recherche', je me dois de vous féliciter pour le travail accompli. On vous lit d'une traite, c'est agréable, bien écrit, profond, fin, condensé et cependant pas fastidieux... Non vraiment, face à la difficulté de l'exercice, laissez-moi vous dire que vous avez été brillante !
    Vous m'avez donné envie de me replonger dans cette oeuvre magistrale qui changea ma vie.

    Bravo encore,
    Votre Maud.

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  2. Au moins le colloque de ces 1er et 2 décembre aura-t-il satisfait - sans pour autant la combler - cette envie, que nous partageons en ce moment ... Merci beaucoup,
    Fréneuse.

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