mercredi 31 mars 2010

Penses-tu réussir !


Le film de Takeshi Kitano aurait pu, sans doute, s'appeler comme ça ... Penses-tu réussir ! , c'est ce que Raoul de Vallonges, héros - ou avatar - de Jean de Tinan, s'écriait, quand il partait à la recherche du bonheur, loin du Rêve Bleu et de ses mensonges. Ici, c'est un peintre sans talent ni mécène, qui court après la reconnaissance et le succès, tout à son art - sans parvenir à rattraper son rêve. Après un prologue reprenant la paradoxe de Zénon d'Elée, le film s'ouvre sur l'enfance de Machisu :  fils d'un riche négociant, le jeune garçon est encouragé dans sa voie : il peint, sans relâche ; les adultes l'applaudissent. On aimerait figer les poules, et arrêter les trains pour que le jeune prodige s'essaie à les reproduire  ... Jusqu'au jour où son père connaît la ruine, et se donne la mort : Machisu est alors envoyé chez un oncle et une tante. Plus question alors de perdre son temps avec des couleurs, il doit travailler. Après une ellipse, nous retrouvons Machisu adulte : il dessine, il peint, jusqu'à abandonner son travail en cours, s'arrêter sur un chemin ...  Mais l'on refuse ses toiles, et sous le conseil  du responsable de la galerie d'art, Machisu s'offre des cours de peinture, avec son maigre salaire ...Commence alors une véritable course au chef d'oeuvre, à l'étrange, au bizarre - une course folle pour rattraper la marche lente de l'histoire de l'art. Cubisme, abstraction lyrique, action painting : les jeunes artistes se dispersent, et connaissent leurs premiers échecs. Machisu, vieil homme, empruntera la mine placide de Kitano - ses œuvres ne plaisent toujours pas, et la gloire lui tourne le dos.

 Achille et la Tortue apparaît au final comme une variation mineure sur le thème de l'impuissance. Un portrait de l'artiste en raté. Le film, dans son silence, pose un peu la question des raisons de cet échec. Quelle avance avait donc la tortue, pour qu'Achille ... ? On pourra tout d'abord soulever la question du talent : Machisu en possède-t-il, même une infime part ? Tout le long du film, il semble bien plutôt se chercher, suivant à la lettre, et parfois avec une naïveté déconcertante les avis du responsable de la galerie. Et toute sa vie, il peindra dans l'espoir qu'on l'applaudisse, franchissant les limites de la décence et de la raison, pour son art. On peut se demander d'où lui vient cette obsession : rien dans son air impassible, dans son silence ne viennent justifier cette passion ... Mais elle est là, elle est pourtant là. Reste le souvenir d'une enfance où le petit garçon était, aux yeux des adultes, un prodige ; reste ce béret rouge, offert par un peintre en vogue à l'époque - déchu depuis -et que Machisu porte toujours. Derrière le drame humain qui se joue devant nos yeux, plane une amertume : était-ce le rôle des adultes, que de pousser l'enfant vers son rêve ... ? Nous sommes dans une époque où l'individu, l'originalité comptent plus que tout - nous sommes aussi dans un monde où les places sont chères, quand on voudrait vivre de ses passions. Au fond, Machisu a mené son existence de peintre rêveur, peignait pour son plaisir. Ce n'est qu'après avoir visité la galerie d'art qu'il commence sa course folle au tableau réussi - alors que, paradoxalement, la seule toile qu'il vendra sera celle qu'il a peint, naïvement, de lui-même, sans conseils ni recommandations ... Ajoutons à cela qu'au vu des oeuvres exposées, ce n'est point tant le talent qui semble compter, que le discours et l'argent pour le promouvoir ...


La raison pourrait donc être sociale : suite à la mort de son influent père, le gamin qu'on avait encouragé, dont on aurait facilité les entrées, n'est plus personne. Pas d'argent, pour se former le goût, s'offrir le temps d'apprendre ; pas de relations pour trouver un mécène qui daignât s'intéresser à ses toiles. Mais y a-t-il que cela ... ? Les confrontations avec le responsable de galerie amènent l'idée que l'art contemporain doit, pour se soutenir, avoir l'appui d'un discours - pour le fonder, le justifier, l'expliquer.  Ce n'est plus tant l'œuvre que l'on juge, mais le discours sur l'œuvre. Or ... Ce n'est pas Machisu, silencieux, effacé, qui pourra en produire un. Enfin, l'échec de notre peintre pose la question, plus généralement, de l'avenir de l'art. A une heure où tout - jusqu'au plus étrange, jusqu'au plus provocateur - a été fait, que peut-on encore peindre, si l'on veut faire du nouveau ? L'évolution artistique du personnage calque, en cela, les grands mouvements de l'histoire de l'art européen : les toiles du jeune homme faisaient songer aux impressionnistes, il a ensuite tenté le cubisme à la Picasso, l'action painting, le pop-art, etc. Et maintenant, que reste-t-il ... ? Comment être artiste, aujourd'hui ? Ce sont aussi les questions que ce film nous pose, tout en finesse - et que voulez-vous, j'aime les films qui posent des questions.


Un film portant sur l'impossible création, sur l'état de l'art contemporain pourrait sembler pompeux. Il n'en est rien. Achille et la Tortue est de ces comédies qui nous font rire, en nous donnant envie de pleurer. Takeshi Kitano traite le sujet avec légèreté et humour, nous montrant les risibles excès des tentatives pour l'art. Au beau milieu de ces essais un peu vains, ces outrances aussi ridicules qu'un peu tristes, il refait surgir, pourtant, le tragique de la vie - ou quand le réel veut rattraper le rêve. Dans sa longue marche vers la création, Machisu voit nombre de drames - c'est fou ce que l'on meurt, dans l'entourage d'un peintre ... Et l'on rit, avec cette petite gêne au creux du ventre, parce que c'est trop, et qu'en même temps, c'est douloureusement vrai. Kitano, avec ce film, a visé juste. Il a trouvé l'équilibre entre l'humour et le drame, pour nous proposer une vie ratée, dans toute sa poésie. Parce qu'il y a quelque chose de beau - comme d'effrayant - dans l'acharnement de notre Achille et ce peintre qui ne vend pas rejoint la longue et touchante file des artistes sans lendemain et autres poètes maudits. Celui-là a un béret rouge, un visage impassible - et pourtant, on rit comme on voudrait pleurer, de ses marottes d'artiste.

On nous dit à la fin du film, qu'Achille rattrapa la tortue.  La fin reste ouverte, avec ses questions non résolues. Machisu a couru, toute sa vie, vers une consécration qui n'a jamais eu lieu ... Le paradoxe de Zénon d'Elée énoncé en prologue était là, depuis le début, et à chacun de ses espoirs, à chacune de ses tentatives, semblait  déjà lui dire : "Penses-tu réussir ! "

3 commentaires:

  1. Commentaire - Partie 1

    J'ai aussi trouvé ce film très intéressant !

    J'ai aimé cette critique en creux du monde de l'art... comme tu le dis dans ta note, finalement, le film nous montre que la réussite artistique n'est que faiblement liée au talent "technique", "artistique" proprement dits ; les artistes qui réussissent sont ceux qui réunissent trois qualités :

    - être originaux (et non pas simplement "créatif") [- du nouveau ! du nouveau ! de la nouveauté ! mais à quoi ça ressemble ?]

    - avoir la capacité de tenir un discours novateurs sur leur travail - je me souviens d'un ouvrage critique sur l'art contemporain dont le titre était "Des artistes sans art" et dont l'argument était, en gros, qu'aujourd'hui, les oeuvres d'art ne valent plus en elle-même, par leurs qualités esthétiques, mais comme prétexte, par le discours qu'elles permettent à l'artiste de tenir pour se faire valoir... et pour se vendre.

    - Et en effet, dernière "qualité" que doit posséder un artiste : avoir un mécène qui fera monter sa côté sur le marché de l'art, condition indispensable pour être un artiste exposé, dont on parle, bref, pour être un artiste de premier plan.

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  2. Commentaire - Partie 2

    Tout ceci, le film le montre avec une ironie non-dissimulée, ne se refusant pas quelques outrances significatives :

    - tout d'abord, avec la figure du peintre qui offre son béret au jeune garçon : ce peintre est en vogue justement parce qu'il a un riche mécène, le père de Machisu, le responsable de la galerie d'art est d'ailleurs tout à fait explicite sur l'importance du mécénat pour la réussite des artistes. Une fois ce mécène mort, ce peintre, que l'on recroise un peu plus tard dans le film, à l'école d'art, où il est devenu un professeur méprisé, retombe de son rang, réintègre la masse des artistes ratés, sans public.

    - le rôle du discours sur l'art, de la médiation des galeries est aussi mis en avant, non sans une certaine causticité : une fois la famille de Machisu ruinée, les créanciers viennent piller la maison ; parmi eux, le directeur de la galerie d'art, qui s'empare des toiles peintes par le jeune garçon - qui doit alors avoir entre 8 et 10 ans, pas plus. Il parvient à vendre ces toiles en les faisant passer pour des tableaux de maître, pour les œuvres d'un jeune génie inconnu mort prématurément... présentées ainsi, les toiles deviennent des chefs-d'œuvres rémunérateurs, alors que présentées comme des toiles d'un enfant de 10 ans, elles ne valent rien... pouvoir du discours sur l'art !

    - J'ajouterai que le film brosse aussi un portrait réellement peu flatteur des mécènes : ceux que l'on voit dans le film sont de parfaits ignorants, dupés par des directeurs de galerie avides, qui ne s'intéressent à l'art contemporain que comme signe extérieur de richesse, de puissance, et dont le seul mérite pour le monde de l'art est d'être très riche.

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  3. Commentaire - Partie 3

    Il y a une question que je me pose toujours sur le destin de Machisu depuis que j'ai vu ce film : qu'elle aurait été sa vie, si on ne lui avait pas fait croire qu'il pourrait devenir peintre ? Ce qu'on nous donne à voir, c'est aussi la conséquence dévastatrice d'une parole adressée à un enfant, et que tout le monde prend trop au sérieux, lui le premier. Le film nous apprend que "finalement, Achille rattrapa la tortue" au moment où Machisu retrouve sa compagne, et semble avoir abandonné l'idée de peindre après avoir tout - mais vraiment tout - essayé. La "tortue", ne serait-elle pas un symbole de la vie normale, celle qui évolue lentement, tranquillement ; par opposition à la figure de l'artiste, valorisé symboliquement comme peut l'être Achille, comme une sorte de surhumanité ? Dans le paradoxe, Achille ne rattrape jamais la tortue ; dans le film, peut-être ne la rattrape-t-il qu'en devenant lui-même la tortue ; en acceptant de redevenir un individu "ordinaire", menant une vie paisible ; peut-être la vie qu'il aurait mené si on ne lui avait pas fait croire qu'il pouvait être Achille ?

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    Bon, j'ai écrit plus que je ne pensais... (la preuve, j'ai du couper mon commentaire en trois pour pouvoir le poster !). Je comprends pourquoi tu as fait le choix de la synthèse dans ta note : développer chaque point aurait occasionné un article de 20 pages xD

    Super note, en tout cas : un synthèse très riche et très agréable à lire !
    Je suis content que tu aies posté cet article x)

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