Je ne connaissais pas encore le Pierre Jourde romancier. Ce sont les deux autres Pierre Jourde qui me sont plus familiers - et j'avoue ne plus savoir lequel des deux j'ai croisé en premier : le critique et universitaire, d'une part, notamment pour son recueil Littérature Monstre, et l'auteur des billets d'humeur de Confitures de culture. Et si je connaissais son activité d'écrivain, je n'avais pas encore osé le lire. Comme une peur, peut-être, que mes admirations en souffrent, parce que derrière une critique de qualité, et des talents de pamphlétaire ... J'ai acheté La cantatrice avariée, mais il est resté sur les étagères, sans que je n'ose ... Et puis l'on m'a prêté Festins secrets. Voilà.
L'aspect dont on peut le plus facilement parler - celui, finalement qu'on peut le plus facilement comprendre, c'est l'aspect satirique. Est-il besoin d'insister sur la vision crue et désabusée du monde de l'enseignement - du collège, principalement, sur la caricature et la critique virulente du système ? Ce sont là des pages qui frappent, certes, mais le livre ne saurait être réduit à cela. On m'avait cité quelques passages, savamment choisis - et j'y reconnaissais ma faculté de province, des récits d'expériences, le monde dans lequel je commençais à m'immiscer ...
Mais à présent que j'ai refermé le livre, ce n'est pas ça que j'ai retenu, ce n'est pas ça qui m'a empêchée de dormir, une fois la dernière page tournée. Si ce livre n'était qu'un pamphlet, au fond, aurait-il été si intéressant ? Pierre Jourde va plus loin qu'arracher quelques masques, superficiels : c'est l'inconstant théâtre du monde - et du moi - qu'il exhibe, avec tous son grotesque et son inquiétant. Fi des habitudes de pensée et des belles certitudes : on suit le personnage principal, Gilles Saurat, au cours d'une lente descente dans ses Enfers personnels. Jeune professeur, celui-ci débarque à Logres, triste et morne ville de province. Seulement, voilà : Logres, lui dit-on, a quelque chose de spécial - peut-être est-elle de ces villes-fantômes dont on ne part jamais. Gilles Saurat sera pris au piège, en effet, dans le tourbillon de sa conscience ... Et je n'en dirais pas plus.
Le roman s'ouvre sur un énigmatique trajet en train. Notre voyageur de personnage se réveille, interpelé par un narrateur, à la deuxième personne du singulier - comme un clin d'œil à La Modification. Dans un train fantomatique, qui semble s'arrêter à toutes les gares, jusqu'aux gares fantômes, il s'endort, pâteux, s'éveille de nouveau, pour stagner, mal à l'aise, au seuil de la conscience ... Plus tard, ce seront des rêves, où pantins absurdes et restes humains de la grande Guerre claudiqueront au seuil des bois, où la vision d'un noyé, orfévré de coquillages, retournant enfin au domicile perdu ... On ne peut que saluer la richesse d'évocation du style, et les atmopshères fantomatiques évoquées ne seront pas sans rappeler les images délétères des romans fin-de-siècle ... Tandis que l'écrasante machine administrative rappelle les dédales d'un Kafka, l'apathie étrange du personnage qui traverse les évènements de la vie - mort de la mère - en fait un autre Etranger, face à l'absurde de la vie ... Influences habilement synthétisées, dans un style soigné et percutant.
Dans Festins secrets, Pierre Jourde vient interroger, vient démonter, même, notre rapport au réel. Cela fait parfois mal, quand la plume attaque ainsi jusqu'aux belles illusions, vient fouiller dans notre rapport à la morale, et mesurer notre quota d'illusion. Surtout quand l'auteur se garde de nous livrer, en fin de course, la solution dans un plateau. Mais cela nous laisse des incertitudes, des questionnements ... Des images brumeuses et qui demeurent ... Deux nuits blanches pour terminer l'ouvrage plus vite.
Bref, Festins Secrets, pour moi, fait à présent partie des ouvrages qui marquent. Douloureusement, et c'est tant mieux.
Image : James Ensor
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