vendredi 10 décembre 2010

Camées, plumes de paon et petits esthétismes meurtris.

Giovanni Boldini, La princesse Marthe Bibesco
Il y a plusieurs postures à prendre quand on commence Les Plaisirs et les Jours. Certains choisiront de le lire comme le recueil de jeunesse du grand Marcel Proust, et viendront éclairer de la lumière du chef d'œuvre à venir jusqu'aux balbutiements du texte. D'autres peut-être - je les crois bien rares - auront tenté l'exercice de pensée inverse : ils s'agirait de lire l'œuvre comme si elle émanait d'un quidam absolu, afin de tenter de la juger avec le plus d'objectivité possible. Les deux sont factices, sans doute, mais nous est-il possible de dépasser ces deux approches ? J'ai pour ma part oscillé maladroitement entre l'une et l'autre, jugeant sévèrement les parties où, ce me semble, le génie mondain était venu devancer le génie littéraire, où la posture d'esthète avait desservi l'auteur, tout en notant les pages où l'on sentait dans l'apparition de motifs signifiants, de réflexions soudain plus profondes, quelque chose qui annonçait l'œuvre à venir ...

Il est drôle de voir, de la part d'un auteur sanctifié comme un des premiers grands hommes de lettres du  XXème siècle, un ouvrage qui sente tellement sa Belle Époque. Avec Les Plaisirs et les Jours, le jeune Proust nous livre une marquetterie littéraire, mêlant les vers à la prose, les pièces courtes aux longues nouvelles - comme on l'a fait beaucoup, en ces temps compilateurs. L'objet visait les bibliophiles et autres esthètes fin-de-siècle car le recueil parut dans une édition de luxe, flanqué de partitions signées Reynaldo Hahn, de bouquets de bonne volonté esquissés par Madeleine Lemaire et d'une préface d'Anatole France - ces deux derniers noms délivrant à eux seuls le laisser-passer ultime pour le milieu lettré. Le recueil, avec ses grands noms, ses hautes silhouettes blondes qui confinent à l'Idéal suit pendant un temps les traces des beautés hiératiques - erratiques ? - des pièces et poésies du symbole. A d'autres endroits, ces mêmes influences sont mises à distance et quand il s'agit de peindre les milieux mondains, il est parfois difficile de faire la part entre une fascination toute poétique et des portraits-charges, ressemblant à de nouveaux Caractères.

Alexandre François Delportes, Nature morte au paon
 Le malaise que j'ai parfois ressenti à la lecture est possiblement venu de cette impossibilité de distinguer le moraliste de l'idéaliste, le satiriste de l'esthète - peut-on à la fois célébrer la suprématie du rêve sur la vie, et pointer du doigt tant de vérités humaines ? A ajouter que l'œuvre - comme beaucoup d'autres en ce siècle finissant - croule sous les références et les citations. Mais les épigraphes qui ouvrent chaque morceau  ne jalonnent-elles pas davantage les calculs mondains  de l'auteur que le ressouvenir de ses lectures ... ? Pour citer un autre exemple, dans les Rêveries couleur du temps, le jeune écrivain avoue son échec et se cache derrière des ainés plus prestigieux : "Je ne voudrais pas vous prononcer ici après tant d'autres*, Versailles, grand nom rouillé et doux, royal cimetière de feuillages ..."  avec en bas de page : " * Et particulièrement après MM. Maurice Barrès, Henri de Régnier, Robert de Montesquiou-Fezensac."  Qu'on se le dise, Marcel Proust sacrifie à un usage bien répandu dans la littérature et à ce qui devient presque une tradition dans la création fin-de-siècle ... Mais son astérisque a la solennité d'un hommage officiel, là où il aurait pu avoir la légèreté d'un clin d'œil.  Et, bien qu'il y ait une ironie attestée à plusieurs endroits du livre, bien que l'on ne puisse - et que l'on ne doive - pas associer la voix du narrateur à celle de l'auteur, j'ai ressenti à la lecture de ce recueil une impression de sérieux et de gravité. Alors si je devais reprocher quelque chose à ce recueil, ce serait peut-être de n'être pas assez de son siècle : s'il en a pris la dispersion apparente, la polyphonie, le doute peut-être, il n'en a point pris toujours la désinvolture. Ne retient-on pas davantage la beauté froide des paons aperçus dans une cour que le grotesque d'un parvenu naïf, ou d'un homme qui s'illusionne ... ?

A dire vrai, j'ai refermé Les Plaisirs et les Jours sans savoir quoi en penser. Demeure tout d'abord le souvenir, plus vivant, de certaines pièces comme La Fin de la jalousie, Violante ou la Mondanité ou encore La Mort de Baldassare Sylvande, qui ont quelque chose de profond et de particulièrement touchant. La dernière de cette liste, dans sa peinture du tragique et du dérisoire, dans la transfiguration de son personnage face à l'idée de la mort et son détachement par rapport aux choses et aux hommes, pourrait sans honte côtoyer La Mort d'Ivan Ilitch, grande nouvelle de Tolstoï. Vient ensuite le sentiment qu'il s'agit bien d'un reflet, d'une image de toute la petite fin du XIXème siècle qui y défile, avec plus ou moins de sérieux et de beauté : au brillant pastiche de Bouvard et Pécuchet, aux notations dignes d'un  nouveau La Bruyère s'ajoute une poésie vague et meurtrie, entre vérité et maladresse, et dont on ne sait pas toujours si elle tient de l'exercice de style ou de la naïveté.  

Pour clore encore sur les mots d'un autre, je vous dirai Les Plaisirs et les Jours me semblent, parmi d'autres, l'œuvre emblématique d'un "jeune homme de la fin du dix-neuvième siècle faisant partie du plus fragile et du plus inutile et du plus séduisant fragment de la société". 

L'Histoire de la Littérature, avec ses grandes majuscules, nous a dit le reste. 
Il me semble donc inutile de le répéter.

4 commentaires:

  1. (J'aime beaucoup l'expression "les bouquets de bonne volonté" de Madeleine LEMAIRE ^^)

    Excellent article sur ce petit livre que j'ai tendance moi aussi à prendre un peu comme un conjoint de brouillons, le journal intime d'un très jeune homme ayant images et idées en tête, mais pas encore la plénitude de son talent. En connaissance l'oeuvre entière de PROUST, on peut en effet en venir à penser que c'était là les débuts du génie... C'est un peu téléologique.
    Il faut dire ce qui est : s'il s'en était tenu là, Marcel-chou n'aurait jamais été l'auteur de premier plan qu'il est devenu.

    La nouvelle de la mort annoncé du malheureux Sylvande m'a également touchée profondément. De même, l'hypotextualité de "La Fin de la jalousie" en regard de "Un amour de Swann" est confondante, je trouve.

    Chapeau bas donc, pour ton analyse, toute en raffinement - et un très beau titre.

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  2. Alors ?! A quand un nouvel article ?!

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  3. Merci à toi, Praline ! Mes meilleurs vœux avec quelque retard !

    Maud, un article devrait arriver prochainement, maintenant que les journées sont moins chargées. Cet endroit est soumis à beaucoup de caprices, et ces silences sont presque ... Habituels ! Merci pour ton enthousiasme et tes commentaires !

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