jeudi 19 février 2015

On déménage et on recommence !

De blogs en blogs, j'ai bien changé. Après une longue période de pause, je reviens à mes premières amours, avec un blog de lecture et d'écriture. Si vous passez encore par là, soyez libres de le découvrir ici :

mercredi 30 mars 2011

« Une histoire vraie de la misère du coeur humain »

« Malheur à l’homme qui, dans les premiers moments d’une 
liaison d’amour, ne croit pas que cette liaison doit être éternelle. »


Vous est-il déjà arrivé d'ouvrir un livre et d'y voir, contée par le menu, une part de votre vie ? Étrangement, est ce qui m'est arrivé en lisant Adolphe de Benjamin Constant. Aussi n'ai-je pas vraiment lu ce livre - ou de ces premières lectures un peu fiévreuses où l'on se cherche soi-même, faute de déceler autre chose. Je voudrais en parler sans en avoir le pouvoir - parce que ce serait là me raconter moi, et pas le livre Ce genre de découvertes, il faut du temps pour en rendre compte -  et je laisserai juste, en trace de cette découverte, un passage choisi parmi d'autres, et qui m'est resté en mémoire. 

Adolphe est le roman du désamour et de l'impuissance, du combat entre sentiment et société. C'est aussi le roman d'un homme qui voulut se croire libre et s'enferma, par ses scrupules et son empathie même, en une situation destructrice pour lui et pour les autres. Dans ce roman qui a presque valeur de nouvelle, où tout se concentre autour du jeune homme et d'Ellénore, la peinture que fait Constant de la "misère du cœur humain" est saisissante.
Je n’osais cependant laisser soupçonner à Ellénore que j’aurais voulu renoncer à nos projets. Elle avait compris par mes lettres qu’il me serait difficile de quitter mon père ; elle m’écrivit qu’elle commençait en conséquence les préparatifs de son départ. Je fus longtemps sans combattre sa résolution ; je ne lui répondais rien de précis à ce sujet. Je lui marquais vaguement que je serais toujours charmé de la savoir, puis j’ajoutais, de la rendre heureuse : tristes équivoques, langage embarrassé, que je gémissais de voir si obscur, et que je tremblais de rendre plus clair ! Je me déterminai enfin à lui parler avec franchise ; je me dis que je le devais ; je soulevai ma conscience contre ma faiblesse ; je me fortifiai de l’idée de son repos contre l’image de sa douleur. Je me promenais à grands pas dans ma chambre, récitant tout haut ce que je me proposais de lui dire. Mais à peine eus-je tracé quelques lignes, que ma disposition changea : je n’envisageai plus mes paroles d’après le sens qu’elles devaient contenir, mais d’après l’effet qu’elles ne pouvaient manquer de produire ; et une puissance surnatrelle dirigeant, comme malgré moi, ma main dominée, je me bornai à lui conseiller un retard de quelques mois. Je n’avais pas dit ce que je pensais. Ma lettre ne portait aucun caractère de sincérité. Les raisonnements que j’alléguais étaient faibles, parce qu’ils n’étaient pas les véritables.

La réponse d’Ellénore fut impétueuse ; elle était indignée de mon désir de ne pas la voir. Que me demandait-elle ? de vivre inconnue auprès de moi. Que pouvais-je redouter de sa présence dans une retraite ignorée, au milieu d’une grande ville où personne ne la connaissait ? Elle m’avait tout sacrifié, fortune, enfants, réputation ; elle n’exigeait d’autre prix de ses sacrifices que de m’attendre comme une humble esclave, de passer chaque jour avec moi quelques minutes, de jouir des moments que je pourrais lui donner. Elle s’était résignée à deux mois d’absence, non que cette absence lui parût nécessaire, mais parce que je semblais le souhaiter ; et lorsqu’elle était parvenue, en entassant péniblement les jours sur les jours, au terme que j’avais fixé moi-même, je lui proposais de recommencer ce long supplice ! Elle pouvait s’être trompée, elle pouvait avoir donné sa vie à un homme dur et aride ; j’étais le maître de mes actions ; mais je n’étais pas le maître de la forcer à souffrir, délaissée par celui pour lequel elle avait tout immolé.

Ellénore suivit de près cette lettre ; elle m’informa de son arrivée. Je me rendis chez elle avec la ferme résolution de lui témoigner beaucoup de joie ; j’étais impatient de rassurer son cœur et de lui procurer, momentanément au moins du bonheur ou du calme. Mais elle avait été blessée ; elle m’examinait avec défiance : elle démêla bientôt mes efforts ; elle irrita ma fierté par ses reproches ; elle outragea mon caractère. Elle me peignit si misérable dans ma faiblesse, qu’elle me révolta contre elle encore plus que contre moi. Une fureur insensée s’empara de nous : tout ménagement fut abjuré, toute délicatesse oubliée. On eût dit que nous étions poussés l’un contre l’autre par des furies. Tout ce que la haine la plus implacable avait inventé contre nous, nous nous l’appliquions mutuellement, et ces deux êtres malheureux, qui seuls se connaissaient sur la terre, qui seuls pouvaient se rendre justice, se comprendre et se consoler, semblaient deux ennemis irréconciliables, acharnés à se déchirer.
 Image : John Constable, Jeune femme vue de dos, 1806

mardi 22 mars 2011

Un printemps à Florence

Aman-Jean, La Confidence
Il est des lectures que l'on aborde avec calme et insouciance - de ces livres que vous commencez avec un intérêt de curiosité, sans pourtant en attendre grand chose. Et pourtant, l'on se trouve surpris. C'est ce qui m'est arrivé en commençant Le Lys rouge d'Anatole France - ce dernier n'était à mes yeux "que" le modèle de ce vieil homme qui meurt sans avoir saisi la beauté du "petit pan de mur jaune" dans la Recherche du temps perdu. Qui écrivait des romans doux, subtils, mais sans force - ou comment se forgent les préjugés, à partir de rien. Et puis l'occasion aidant, j'ai été détrompée ...

Le Lys rouge conte une histoire simple comme la vie : c'est celle de Thérèse, jeune femme mariée à un homme qu'elle n'aime pas - chose toute naturelle - et qui prend un amant, Le Ménil, parce qu'elle s'ennuie. S'aiment-ils ? Thérèse prend conscience, peu à peu, du fossé qui les sépare, jusque dans leurs moments les plus intimes - cela ne tient à rien, à un regard, un mot, une indifférence et pourtant c'est là ... Et sans pouvoir donner de raisons précises à ce détachement, elle se rend compte, un jour, que son amour a passé.  La poésie d'Anatole France se fait de petits rien, de non-dits destructeurs et de "tropismes" sarrautiens avant l'heure. Au début du livre, la scène qui scelle la relation de Thérèse et Le Ménil laisse sentir, à chaque ligne, l'impossible compréhension entre les êtres - comme une fatalité qui pèse sur la relation alors que les personnages osent encore y croire. Ce n'est pourtant qu'une simple promenade dans le Paris obscur - ce Paris qu'elle aime tant, pour ce qu'il lui évoque d'inconnu, ce Paris qu'il craint et méprise. Un jour, elle fuit pour Florence ... Y retrouve Dechartre, jeune homme tout de passion, qui l'aime avec exaltation, et devient folle de lui. Elle lui dit qu'elle n'en a jamais aimé un autre - et n'est-elle pas sincère, quand elle lui confesse cela ! Mais c'était compter sans la jalousie dévorante de cet amant, sans la force délétère de son sentiment - c'était sans compter, également, sur la volonté de Le Ménil de la reconquérir, coûte que coûte.

~ * ~

Dans la voiture, dans sa chambre, elle revoyait ce regard de son ami, ce regard cruel et douloureux. Elle lui connaissait cette facilité au désespoir, cette prompte volonté de ne plus vouloir. Elle l’avait vu fuir ainsi sur la berge de l’Arno. Heureuse alors, dans sa tristesse et son angoisse, elle avait pu courir à lui, lui crier : « Venez ! » Cette fois encore, entourée, surveillée, elle aurait dû trouver, dire quelque chose, ne pas le laisser partir muet et désolé. Elle était restée surprise, accablée. L’accident avait été si absurde et si rapide ! Elle avait contre Le Ménil cette colère simple que donnent les choses malfaisantes, la pierre contre laquelle on s’est fendu la tête. C’est à elle-même qu’elle faisait des reproches amers d’avoir laissé partir son ami, sans un mot, sans un regard, où elle eût mis son âme.
Tandis que Pauline attendait pour la déshabiller, elle allait et venait d’impatience. Puis elle s’arrêtait brusquement. Dans les glaces obscures où se noyaient les reflets des bougies, elle voyait le couloir du théâtre et son ami la fuyant sans retour.

Où était-il maintenant ? Que se disait-il, seul ? C’était pour elle un supplice de ne pouvoir le rejoindre, le revoir, tout de suite.

Elle appuya longtemps ses mains sur son cœur, elle étouffait.

Pauline poussa un petit cri. Elle voyait sur le corsage blanc de sa maîtresse des gouttes de sang. Thérèse, sans le savoir, s’était déchiré la main aux étamines du lys rouge.

~ * ~

Aman-Jean, Dolce far niente
A côté de ce triangle premier - le mari ne pesant pas bien lourd dans la balance, évoluent une petite galerie de personnages typiques du beau monde. J'ai particulièrement retenu la dame aux petites cloches, Vivian Bell, qui hante de son profil préraphaélite et de ses modestes vers français les soirées passées à Florence - jeune femme qui s'éloigne de Thérèse, choquée, quand cette dernière lui dit d'éviter le mariage pour tout ce qui a trait à l'amour ... Il y a aussi Choulette, poète chrétien et social qui colore de ses mauvaises manières les horizons trop pâles des salons mondains, traîne dans son macfarlane des histoires un peu scandaleuses, un peu ridicules - et parfois un peu touchantes ; personnage étrange, comme dissonant dans le monde oisif et fade où Thérèse s'ennuie ...

Par ailleurs, cet ennui de Thérèse me semble dépasser l'inertie sociale de sa vie de femme dont elle souffre - encore qu'elle vive ses amours assez librement, sacrifiant juste ce qu'il faut, et un peu moins encore, aux conventions et aux apparences. Ce malaise de l'héroïne, je le vois aussi comme l'ennui que l'on ressent parfois, devant ce qui nous semble     médiocre et bête, sans que l'on sache très bien comment s'en défaire .C'est peut-être bien parce que Dechartre lui offre cette évasion qu'elle s'éprend soudain de lui, jusqu'à la dépendance, elle qui avait vécu jusque là avec ses détachements et ses caprices. Et le roman montre, sans fards et sans lourdeur, la part d'orgueil, de caprice et de désir propre à chaque relation humaine - et le reflet n'est point toujours flatteur.  Le Lys rouge présente aussi, à l'envers, la construction et la déconstruction du sentiment - éternel sujet des romans !  Dans l'indifférence de Thérèse à l'égard de Dechartre, puis dans le sentiment naissant qu'elle lui porte, sans d'abord y penser, jusqu'à l'amour  exalté qu'il lui inspire, j'ai revu les étapes des innamoramenti de Swann et du narrateur proustien  - bien que la jalousie demeure du côté de l'homme, sans surprise. Car Le Lys rouge conserve des liens avec son époque, notamment dans l'importance des convenances, le décalage entre la conception de l'amour de l'homme et celle de la femme. J'ai été pourtant surprise de les voir plus ténus que ce à quoi je m'attendais - préjugés, encore ...

Pour finir, si la mort du sentiment est parfaitement décrite à l'égard du premier amant, ce n'est pas le cas pour le second : le roman se termine sur un paroxysme - d'amour et de douleur, sans trop en dire - et la retombée n'est qu'esquissée. Anatole France ne nous dit point comment finira ce "premier" amour, aussi sincère que malheureux, laissant au lecteur le loisir d'imaginer la suite, selon son quota d'espoir disponible. 


vendredi 10 décembre 2010

Camées, plumes de paon et petits esthétismes meurtris.

Giovanni Boldini, La princesse Marthe Bibesco
Il y a plusieurs postures à prendre quand on commence Les Plaisirs et les Jours. Certains choisiront de le lire comme le recueil de jeunesse du grand Marcel Proust, et viendront éclairer de la lumière du chef d'œuvre à venir jusqu'aux balbutiements du texte. D'autres peut-être - je les crois bien rares - auront tenté l'exercice de pensée inverse : ils s'agirait de lire l'œuvre comme si elle émanait d'un quidam absolu, afin de tenter de la juger avec le plus d'objectivité possible. Les deux sont factices, sans doute, mais nous est-il possible de dépasser ces deux approches ? J'ai pour ma part oscillé maladroitement entre l'une et l'autre, jugeant sévèrement les parties où, ce me semble, le génie mondain était venu devancer le génie littéraire, où la posture d'esthète avait desservi l'auteur, tout en notant les pages où l'on sentait dans l'apparition de motifs signifiants, de réflexions soudain plus profondes, quelque chose qui annonçait l'œuvre à venir ...

Il est drôle de voir, de la part d'un auteur sanctifié comme un des premiers grands hommes de lettres du  XXème siècle, un ouvrage qui sente tellement sa Belle Époque. Avec Les Plaisirs et les Jours, le jeune Proust nous livre une marquetterie littéraire, mêlant les vers à la prose, les pièces courtes aux longues nouvelles - comme on l'a fait beaucoup, en ces temps compilateurs. L'objet visait les bibliophiles et autres esthètes fin-de-siècle car le recueil parut dans une édition de luxe, flanqué de partitions signées Reynaldo Hahn, de bouquets de bonne volonté esquissés par Madeleine Lemaire et d'une préface d'Anatole France - ces deux derniers noms délivrant à eux seuls le laisser-passer ultime pour le milieu lettré. Le recueil, avec ses grands noms, ses hautes silhouettes blondes qui confinent à l'Idéal suit pendant un temps les traces des beautés hiératiques - erratiques ? - des pièces et poésies du symbole. A d'autres endroits, ces mêmes influences sont mises à distance et quand il s'agit de peindre les milieux mondains, il est parfois difficile de faire la part entre une fascination toute poétique et des portraits-charges, ressemblant à de nouveaux Caractères.

Alexandre François Delportes, Nature morte au paon
 Le malaise que j'ai parfois ressenti à la lecture est possiblement venu de cette impossibilité de distinguer le moraliste de l'idéaliste, le satiriste de l'esthète - peut-on à la fois célébrer la suprématie du rêve sur la vie, et pointer du doigt tant de vérités humaines ? A ajouter que l'œuvre - comme beaucoup d'autres en ce siècle finissant - croule sous les références et les citations. Mais les épigraphes qui ouvrent chaque morceau  ne jalonnent-elles pas davantage les calculs mondains  de l'auteur que le ressouvenir de ses lectures ... ? Pour citer un autre exemple, dans les Rêveries couleur du temps, le jeune écrivain avoue son échec et se cache derrière des ainés plus prestigieux : "Je ne voudrais pas vous prononcer ici après tant d'autres*, Versailles, grand nom rouillé et doux, royal cimetière de feuillages ..."  avec en bas de page : " * Et particulièrement après MM. Maurice Barrès, Henri de Régnier, Robert de Montesquiou-Fezensac."  Qu'on se le dise, Marcel Proust sacrifie à un usage bien répandu dans la littérature et à ce qui devient presque une tradition dans la création fin-de-siècle ... Mais son astérisque a la solennité d'un hommage officiel, là où il aurait pu avoir la légèreté d'un clin d'œil.  Et, bien qu'il y ait une ironie attestée à plusieurs endroits du livre, bien que l'on ne puisse - et que l'on ne doive - pas associer la voix du narrateur à celle de l'auteur, j'ai ressenti à la lecture de ce recueil une impression de sérieux et de gravité. Alors si je devais reprocher quelque chose à ce recueil, ce serait peut-être de n'être pas assez de son siècle : s'il en a pris la dispersion apparente, la polyphonie, le doute peut-être, il n'en a point pris toujours la désinvolture. Ne retient-on pas davantage la beauté froide des paons aperçus dans une cour que le grotesque d'un parvenu naïf, ou d'un homme qui s'illusionne ... ?

A dire vrai, j'ai refermé Les Plaisirs et les Jours sans savoir quoi en penser. Demeure tout d'abord le souvenir, plus vivant, de certaines pièces comme La Fin de la jalousie, Violante ou la Mondanité ou encore La Mort de Baldassare Sylvande, qui ont quelque chose de profond et de particulièrement touchant. La dernière de cette liste, dans sa peinture du tragique et du dérisoire, dans la transfiguration de son personnage face à l'idée de la mort et son détachement par rapport aux choses et aux hommes, pourrait sans honte côtoyer La Mort d'Ivan Ilitch, grande nouvelle de Tolstoï. Vient ensuite le sentiment qu'il s'agit bien d'un reflet, d'une image de toute la petite fin du XIXème siècle qui y défile, avec plus ou moins de sérieux et de beauté : au brillant pastiche de Bouvard et Pécuchet, aux notations dignes d'un  nouveau La Bruyère s'ajoute une poésie vague et meurtrie, entre vérité et maladresse, et dont on ne sait pas toujours si elle tient de l'exercice de style ou de la naïveté.  

Pour clore encore sur les mots d'un autre, je vous dirai Les Plaisirs et les Jours me semblent, parmi d'autres, l'œuvre emblématique d'un "jeune homme de la fin du dix-neuvième siècle faisant partie du plus fragile et du plus inutile et du plus séduisant fragment de la société". 

L'Histoire de la Littérature, avec ses grandes majuscules, nous a dit le reste. 
Il me semble donc inutile de le répéter.