mercredi 30 juin 2010

Festins secrets


Je ne connaissais pas encore le Pierre Jourde romancier. Ce sont les deux autres Pierre Jourde qui me sont plus familiers - et j'avoue ne plus savoir lequel des deux j'ai croisé en premier : le critique et universitaire, d'une part, notamment pour son recueil Littérature Monstre, et l'auteur des billets d'humeur de Confitures de culture. Et si je connaissais son activité d'écrivain, je n'avais pas encore osé le lire. Comme une peur, peut-être, que mes admirations en souffrent, parce que derrière une critique de qualité, et des talents de pamphlétaire ... J'ai acheté La cantatrice avariée, mais il est resté sur les étagères, sans que je n'ose ... Et puis l'on m'a prêté Festins secrets. Voilà.


L'aspect dont on peut le plus facilement parler - celui, finalement qu'on peut le plus facilement comprendre, c'est l'aspect satirique. Est-il besoin d'insister sur la vision crue et désabusée du monde de l'enseignement - du collège, principalement, sur la caricature et la critique virulente du système ? Ce sont là des pages qui frappent, certes, mais le livre ne saurait être réduit à cela. On m'avait cité quelques passages, savamment choisis - et j'y reconnaissais ma faculté de province, des récits d'expériences, le monde dans lequel je commençais à m'immiscer ...

Mais à présent que j'ai refermé le livre, ce n'est pas ça que j'ai retenu, ce n'est pas ça qui m'a empêchée de dormir, une fois la dernière page tournée. Si ce livre n'était qu'un pamphlet, au fond, aurait-il été si intéressant ? Pierre Jourde va plus loin qu'arracher quelques masques, superficiels : c'est l'inconstant théâtre du monde - et du moi - qu'il exhibe, avec tous son grotesque et son inquiétant. Fi des habitudes de pensée et des belles certitudes : on suit le personnage principal, Gilles Saurat, au cours d'une lente descente dans ses Enfers personnels. Jeune professeur, celui-ci débarque à Logres, triste et morne ville de province. Seulement, voilà : Logres, lui dit-on, a quelque chose de spécial - peut-être est-elle de ces villes-fantômes dont on ne part jamais. Gilles Saurat sera pris au piège, en effet, dans le tourbillon de sa conscience ... Et je n'en dirais pas plus.

Le roman s'ouvre sur un énigmatique trajet en train. Notre voyageur de personnage se réveille, interpelé par un narrateur, à la deuxième personne du singulier - comme un clin d'œil à La Modification. Dans un train fantomatique, qui semble s'arrêter à toutes les gares, jusqu'aux gares fantômes, il s'endort, pâteux, s'éveille de nouveau, pour stagner, mal à l'aise, au seuil de la conscience ...  Plus tard, ce seront des rêves, où pantins absurdes et restes humains de la grande Guerre claudiqueront au seuil des bois, où la vision d'un noyé, orfévré de coquillages, retournant enfin au domicile perdu ... On ne peut que saluer la richesse d'évocation du style, et les atmopshères fantomatiques évoquées ne seront pas sans rappeler les images délétères des romans fin-de-siècle ... Tandis que l'écrasante machine administrative rappelle les dédales d'un Kafka, l'apathie étrange du personnage qui traverse les évènements de la vie - mort de la mère - en fait un autre Etranger, face à l'absurde de la vie ... Influences habilement synthétisées, dans un style soigné et percutant.

Dans Festins secrets, Pierre Jourde vient interroger, vient démonter, même, notre rapport au réel. Cela fait parfois mal, quand la plume attaque ainsi jusqu'aux belles illusions, vient fouiller dans notre rapport à la morale, et mesurer notre quota d'illusion. Surtout quand l'auteur se garde de nous livrer, en fin de course, la solution dans un plateau. Mais cela nous laisse des incertitudes, des questionnements ... Des images brumeuses et qui demeurent ... Deux nuits blanches pour terminer l'ouvrage plus vite.

Bref, Festins Secrets, pour moi, fait à présent partie des ouvrages qui marquent. Douloureusement, et c'est tant mieux.

Image : James Ensor

mercredi 16 juin 2010

Où est le Palmipède ?

Ubu Roi à la Comédie Française
Du 2 juin au 15 juillet 2010
(Reprise l'année prochaine)
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Ubu roi, c'est drôle à voir, surtout dans une belle salle. Le premier spectacle, c'est sans doute le public, ce public  mêlé et divers et parfois si comme-il-faut, ce sont  aussi les petits commentaires assénés d'un ton docte, qui se veulent instruits ( et où l'on apprend qu'Ubu roi serait du surréalisme oô) ... Et puis, mieux encore, l'après-pièce ! On n'hurle plus, dans la salle de la Comédie Française, mais à la sortie l'on glisse, l'air condescendant, que tant de potacheries et de vulgarité ... C'est tout de même un peu fort, c'est tout de même un peu trop. Alors en voyant les mines, les discours, j'ai souri, parce qu'un Ubu sans réticences, c'eût été mauvais signe ...

Mais voilà que je commence par la fin ! N'est-ce pas pourtant le début de la pièce qui est dans toutes les mémoires, et concentre les attentes ? Eh bien, Jean-Pierre Vincent fait durer le plaisir et la pièce ne commence pas par le célèbre et attendu juron. Il s'offre le luxe de rajouter un personnage, avatar de l'auteur lui-même - et il fallait bien avouer que l'idée m'avait laissée réticente au départ, même si le résultat m'a semblé tout à fait intéressant. L'acteur, présent sur scène bien avant l'ouverture de rideau, s'avance donc, et à l'image de Jarry, déclame son discours introductif heureusement entendu de tous - Jarry s'était plu à lire le sien d'une voix inaudible. Le rideau s'ouvre  alors, après le fameux : "Quant à l'action qui va commencer, elle se passe en Pologne, c'est-à-dire nulle part." et le silence se fait. Le "Merdre !" - qui fut fort bon, je vous remercie - tardera à venir ; l'acteur ménagera son effet : c'est  après tout l'honneur des répliques attendues.

~ * ~

Dans les critiques que j'ai pu lire, on reprocha tour à tour à la pièce de se vouloir trop signifiante, et d'être trop potache. Je n'ai pourtant pas vu - reprenez-moi si vous me trouvez naïve - d'images lourdement didactiques. J'ai vu des ajouts, que j'ai trouvés assez pertinents : au monstrueux cheval sur lequel monte Ubu pour aller à la guerre répond un fameux texte tiré de Faustroll sur l'horreur d'une tête de cheval qui pousserait au meurtre ; un Alfred Jarry fera régulièrement irruption sur scène, brandissant bicyclette ou verres d'absinthe, et jouant le rôle que tenait Lugné-Poe lors de la première représentation, brandissant pancartes et annonçant lieux de scène. On aurait pu craindre également la maladresse d'un clin d'oeil aux actualités, aux gouvernements connus - mais Ubu roi garde heureusement son intemporalité un peu floue et son côté carton-pâte. On déplore la grossièreté des gags ? Ne serait-ce pas trahir cette pièce que de l'épurer de son outrance ... ?

Alors quoi ? Ce que j'aurais à reprocher à cette version, pour ma part, ce ne sont ni les ajouts, ni les choix de mise en scène qui m'ont semblé judicieux et drôles. La principale question que j'aurais à poser, c'est le pourquoi de certaines coupes. Déjà, Ubu ne lance aucun ours, ce qui est proprement scandaleux. Plus généralement, une part de mes répliques préférées se trouve malheureusement passée à la trappe à nobles, alors que la chanson du décervelage a eu le privilège d'être chantée deux fois. Et je trouve qu'en somme, c'est dommage, à côté de si bons choix, d'avoir retiré certaines répliques cultes, et peut-être très attendues. N'y a-t-il pas d'autres spectateurs qui, à la lecture de la pièce, se sont arrêtés sur cette curieuse didascalie, "il lui lance l'ours" et qui se sont demandé comment diable on pouvait faire jouer ça ... ? Et avouez qu'il eût été agréable de voir le père Ubu scander "Maintenant je veux faire des lois !" , ou encore "Voiturez le voiturin à phynances !" ...  J'en profite d'ailleurs pour lancer mon petit caillou :  si l'on parle de "coupes" (au pluriel, qui plus est), peut-on encore parler de ... texte intégral ? Or j'ai lu pas mal de fois,des critiques très bien reprocher la longueur de la pièce : en effet, Jean-Pierre Vincent aurait choisi de mettre en scène le texte intégral. Soit.


  
[Note pour plus tard : ne lisez jamais les critiques des autres pendant que vous faites la vôtre, cela vous paralyse.] Au fond, j'aimerais passer aussi pour quelqu'un qui s'est voulu proche du texte, et tant pis si c'est un reproche : j'ai en effet relu la pièce, la veille. Lors de ma première lecture, il y a un temps, je m'étais documentée sur les querelles qui y étaient liées et les questions de mise en scène. Alors ... Peut-être que oui, j'y suis allée, avec cette naïveté-là, et j'ai cherché - parce que c'est ça, au fond, qui m'intéresse - si cela ne trahissait pas ce que j'imaginais comme un "esprit Jarry". Or, Alfred Jarry hantant la pièce, donnant quelques pistes, soulignant , rendant explicite le pastiche et la référence par le clin d'oeil à Hamlet et son Poor Yorick ! ... Or, l'indéfinition des lieux, la mise en scène qui ne fait pas le choix entre la blague et le tragique - de nulle part, la bizarre non-psychologie des personnages, l'outrance et les bêtises, jusque dans leur excès, leurs longueurs ... Eh bien, tout cela, ça m'a paru être fidèle au personnage  ...


~ * ~

Au final, malgré les petites déceptions mentionnées ci-avant (je ne me remets décidément pas de mon ours.), je garde un bon souvenir de cette représentation. Tout simplement parce que c'était n'importe quoi, que ça ne faisait pas sérieux ... C'était léger et inquiétant à la fois - et, si nous n'étions pas si nombreux, dans la salle, à pouffer et éclater de rire ... Nous étions là quand même.

La plus belle revanche peut-être, c'est, dans le silence, les éclats de rire d'un enfant, lorsque tous les adultes observent le silence, ce sont les protestations de dégoût lors du dîner chez les Ubus ...  Il y avait donc là quelque chose, n'importe quoi si vous voulez, mais quelque chose.


[Et malgré l'inutilité du théâtre au théâtre, 
je voulais préciser que j'avais trouvé les acteurs fort bons : 
coup de gidouille à leurs interprétations 
La prestation de Serge Bagdassarian en père Ubu, notamment, 
m'a parfaitement convaincue et, si j'ose dire, le défi était de taille. ]

La bataille d'Ubu Roi.

~ Notes éparses sur une querelle littéraire rigolote.
Recyclage d'un article initialement publié le 7 Janvier 2009, sur le blog Bidulbuk.

La pièce Ubu roi, portée sur scène en 1896, prend sa source sur les bancs d'un lycée à Rennes. L'étrange personnage a pour modèle un professeur de physique fort chahuté par ses élèves, M. Hébert, inspirateur de toute une geste inventive et potache qui circule d'élèves en élèves. C'est alors qu'arrive dans ce lycée rennais un certain Alfred Jarry, qui récupèrera notamment une pièce, parmi tous les écrits sur le personnage : Les polonais. C'est par son intermédiaire que ce qui n'était qu'un délire sans grande conséquence entre copains de classe deviendra littéralement un symbole et un mythe de l'histoire littéraire.
Le jeune homme part pour Paris, la pièce sous le bras et une marionnette dans sa valise, et fréquente différents acteurs de la scène littéraire dont Marcel Schwob, Alfred Valette , directeur du Mercure de France et sa femme Rachilde. Dans le milieu symboliste, la figure d'Ubu fait son apparition, au cours de représentations privées ou inséré dans des textes poétiques publiés dans diverses revues. C'est finalement au Théâtre de l'œuvre dirigé par Lugné-Poe, que le spectacle est annoncé ...



Ce 9 Décembre 1986, un autre évènement d'importance dispute la vedette à la représentation de Jarry ... Rue Scribe est organisé un grand banquet en l'honneur d'une actrice mythique, icône du grand théâtre officiel de la fin du XIXème siècle : Sarah Bernhardt. Qu'importe : la générale et la première d'Ubu roi attirent tout de même un vaste public, composé de "gensdelettres" de tous bords et de vieilles connaissances d'Alfred Jarry. Georges Rémond dans La bataille d'Ubu roi lui fait dire : "Le scandale devait dépasser celui de Phèdre ou d'Hernani. Il fallait que la pièce n'allât pas jusqu'au bout et que le théâtre éclatât." Et il faut dire qu'alors la pièce a tout pour choquer : les accessoires et instruments de scène sont en carton (pensons par exemple aux chevaux à roulettes), les lieux évoqués par la pièce indiqués par une simple pancarte qu'on change au besoin, l'acteur principal est affublé d'un masque qui lui pince et le nez et d'une bedaine en carton, la toile peinte par plusieurs artistes est d'une absurdité accomplie. Dans son discours introducteur, Jarry la décrit ainsi : "vous verrez des portes s'ouvrir sur des plaines de neige sous un ciel bleu, des cheminées garnies de pendules se fendre afin de servir de portes, et des palmiers verdir au pied des lits, pour que les broutent de petits éléphants perchées sur des étagères." L'auteur se paie d'ailleurs le luxe de prononcer un discours introducteur d'une voix inaudible avant l'ouverture de rideau, fardé de blanc ; celui-ci s'achève sur cette phrase : "[l'action] se passe en Pologne, c'est à dire Nulle Part." La pièce peut alors commencer : l'acteur jouant Ubu s'avance et prononce un "Merdre !" retentissant. Georges Rémond précise quant à lui l'étrange requête que Jarry leur aurait adressé : "Nous devions donc provoquer le tumulte en poussant des cris de fureur si l'on applaudissait, ce qui, après tout, n'était pas exclu ; des hurlements d'admiration et d'extase si l'on sifflait. Nous devions également, si possible, nous colleter avec nos voisins et faire pleuvoir des projectiles sur les fauteuils d'orchestre." Tous les ingrédients semblent donc réunir pour provoquer le plus éclatant des scandales ...


Sans grande surprise, le pari est réussi : la bataille d'Ubu roi, c'est la bataille d'Hernani mais en plus rigolo. Peu de gens eurent le privilège d'entendre les répliques échangées par les acteurs, la majeure partie du spectacle se trouve être parmi les spectateurs. Parmi les cris et les vociférations de la salle, Georges Rémond relève en vrac : "Ouigre congre !" , "outre, boufre", "bouffresque" et 'mangre cochon" (pour ceux qui, apparemment, ont été marqués par le "Merdre" liminaire ...) ; "C'est sublime !", "Tas d'idiots ! vous ne comprendriez pas mieux Shakespeare !" ou même "Silence aux petits pâtissiers !". Il rapporte également qu'un homme étrange (qu'on soupçonne être Péladan, écrivain français un brin mystique), cria par deux fois "Ohé les races latines ! Ohé les races latines !". Fernand Lot, lui, rapporte que le préposé aux éclairages plongeait de temps en temps la salle agitée dans l'obscurité la plus complète avant de rallumer toutes les lampes, dans l'intention de calmer un peu les agitateurs dissimulés dans la pénombre ...



A ces représentations, se sont finalement réunis des artistes et des critiques de tous bords, classco-traditionnels ou appartenant à l'avant-garde, "poètes chevelus, esthètes crasseux et grandiloques" selon le mot de Jean Tailhade. En reprenant cette pièce et en la portant sur la scène parisienne, Alfred Jarry avait frappé un grand coup. Ubu roi ne connut que deux représentations, les 9 et 10 Décembre. Le désordre causé , le scandale qui fit rage élèvera la pièce au rang de mythe.
Et aux chahuteurs de la classe du professeur Hébert ont succédé les querelles des "gensdelettres" parisiens.


"De par ma chandelle verte !"

(Informations tirées de l'appareil critique d'Ubu roi en folio classique, et du foliothèque sur le cycle Ubu.)