vendredi 10 décembre 2010

Camées, plumes de paon et petits esthétismes meurtris.

Giovanni Boldini, La princesse Marthe Bibesco
Il y a plusieurs postures à prendre quand on commence Les Plaisirs et les Jours. Certains choisiront de le lire comme le recueil de jeunesse du grand Marcel Proust, et viendront éclairer de la lumière du chef d'œuvre à venir jusqu'aux balbutiements du texte. D'autres peut-être - je les crois bien rares - auront tenté l'exercice de pensée inverse : ils s'agirait de lire l'œuvre comme si elle émanait d'un quidam absolu, afin de tenter de la juger avec le plus d'objectivité possible. Les deux sont factices, sans doute, mais nous est-il possible de dépasser ces deux approches ? J'ai pour ma part oscillé maladroitement entre l'une et l'autre, jugeant sévèrement les parties où, ce me semble, le génie mondain était venu devancer le génie littéraire, où la posture d'esthète avait desservi l'auteur, tout en notant les pages où l'on sentait dans l'apparition de motifs signifiants, de réflexions soudain plus profondes, quelque chose qui annonçait l'œuvre à venir ...

Il est drôle de voir, de la part d'un auteur sanctifié comme un des premiers grands hommes de lettres du  XXème siècle, un ouvrage qui sente tellement sa Belle Époque. Avec Les Plaisirs et les Jours, le jeune Proust nous livre une marquetterie littéraire, mêlant les vers à la prose, les pièces courtes aux longues nouvelles - comme on l'a fait beaucoup, en ces temps compilateurs. L'objet visait les bibliophiles et autres esthètes fin-de-siècle car le recueil parut dans une édition de luxe, flanqué de partitions signées Reynaldo Hahn, de bouquets de bonne volonté esquissés par Madeleine Lemaire et d'une préface d'Anatole France - ces deux derniers noms délivrant à eux seuls le laisser-passer ultime pour le milieu lettré. Le recueil, avec ses grands noms, ses hautes silhouettes blondes qui confinent à l'Idéal suit pendant un temps les traces des beautés hiératiques - erratiques ? - des pièces et poésies du symbole. A d'autres endroits, ces mêmes influences sont mises à distance et quand il s'agit de peindre les milieux mondains, il est parfois difficile de faire la part entre une fascination toute poétique et des portraits-charges, ressemblant à de nouveaux Caractères.

Alexandre François Delportes, Nature morte au paon
 Le malaise que j'ai parfois ressenti à la lecture est possiblement venu de cette impossibilité de distinguer le moraliste de l'idéaliste, le satiriste de l'esthète - peut-on à la fois célébrer la suprématie du rêve sur la vie, et pointer du doigt tant de vérités humaines ? A ajouter que l'œuvre - comme beaucoup d'autres en ce siècle finissant - croule sous les références et les citations. Mais les épigraphes qui ouvrent chaque morceau  ne jalonnent-elles pas davantage les calculs mondains  de l'auteur que le ressouvenir de ses lectures ... ? Pour citer un autre exemple, dans les Rêveries couleur du temps, le jeune écrivain avoue son échec et se cache derrière des ainés plus prestigieux : "Je ne voudrais pas vous prononcer ici après tant d'autres*, Versailles, grand nom rouillé et doux, royal cimetière de feuillages ..."  avec en bas de page : " * Et particulièrement après MM. Maurice Barrès, Henri de Régnier, Robert de Montesquiou-Fezensac."  Qu'on se le dise, Marcel Proust sacrifie à un usage bien répandu dans la littérature et à ce qui devient presque une tradition dans la création fin-de-siècle ... Mais son astérisque a la solennité d'un hommage officiel, là où il aurait pu avoir la légèreté d'un clin d'œil.  Et, bien qu'il y ait une ironie attestée à plusieurs endroits du livre, bien que l'on ne puisse - et que l'on ne doive - pas associer la voix du narrateur à celle de l'auteur, j'ai ressenti à la lecture de ce recueil une impression de sérieux et de gravité. Alors si je devais reprocher quelque chose à ce recueil, ce serait peut-être de n'être pas assez de son siècle : s'il en a pris la dispersion apparente, la polyphonie, le doute peut-être, il n'en a point pris toujours la désinvolture. Ne retient-on pas davantage la beauté froide des paons aperçus dans une cour que le grotesque d'un parvenu naïf, ou d'un homme qui s'illusionne ... ?

A dire vrai, j'ai refermé Les Plaisirs et les Jours sans savoir quoi en penser. Demeure tout d'abord le souvenir, plus vivant, de certaines pièces comme La Fin de la jalousie, Violante ou la Mondanité ou encore La Mort de Baldassare Sylvande, qui ont quelque chose de profond et de particulièrement touchant. La dernière de cette liste, dans sa peinture du tragique et du dérisoire, dans la transfiguration de son personnage face à l'idée de la mort et son détachement par rapport aux choses et aux hommes, pourrait sans honte côtoyer La Mort d'Ivan Ilitch, grande nouvelle de Tolstoï. Vient ensuite le sentiment qu'il s'agit bien d'un reflet, d'une image de toute la petite fin du XIXème siècle qui y défile, avec plus ou moins de sérieux et de beauté : au brillant pastiche de Bouvard et Pécuchet, aux notations dignes d'un  nouveau La Bruyère s'ajoute une poésie vague et meurtrie, entre vérité et maladresse, et dont on ne sait pas toujours si elle tient de l'exercice de style ou de la naïveté.  

Pour clore encore sur les mots d'un autre, je vous dirai Les Plaisirs et les Jours me semblent, parmi d'autres, l'œuvre emblématique d'un "jeune homme de la fin du dix-neuvième siècle faisant partie du plus fragile et du plus inutile et du plus séduisant fragment de la société". 

L'Histoire de la Littérature, avec ses grandes majuscules, nous a dit le reste. 
Il me semble donc inutile de le répéter.

mardi 7 décembre 2010

Pour une écriture de l'évitement.

A M. de M.

"La plupart des livres d'à présent ont l'air d'avoir été faits en un jour avec des livres de la veille."
CHAMFORT tel qu'il est cité par Jean de Tinan *

Les billets de ce blog sont là pour me faire mentir. Je déclare souvent que je ne lis jamais de littérature contemporaine (acception large) , et ce pour des raisons sans originalité : trop de parutions, pas assez de recul, aucun tri fait par le temps, crainte des effets de mode, etc. Et puis il y aura cette note qui, couplée à celle sur Festins secrets de Pierre Jourde, viendra poser cette petite nuance, comme quoi ce n'est pas si rare que cela. C'est aussi l'intérêt d'un média aussi changeant que celui-ci : il évolue avec son auteur et ses découvertes - pour finalement aller poser, lui-même, ses propres contradictions ... Mais j'anticipe ! Ce n'est après tout qu'un premier pas, et il n'est pas fini, le temps où je vous entretiendrai des errances fin-de-siècle, des grotesques des époques lointaines et de mes petites découvertes, grands écrivains ou petits littérateurs !

J'en veux pour preuve cet article-même, car si j'ai pour projet de consigner quelques impressions sur l'Albucius de Pascal Quignard, je ne saurai sans doute m'empêcher certains parallèles avec le passé.  Cependant, je crois pouvoir dire, dans le cas de ce livre tout particulièrement, que ce n'est peut-être pas tant une trahison que cela.

" Quand le présent offre peu de joie et que les mois qui sont sur le point de venir ne laissent présager que des répétitions, on trompe la monotonie par des assauts du passé. " 
(Pascal Quignard, Avertissement, Albucius)

~ * ~

Fernand Khnopff, Sablier

En commençant Albucius, j'avais presque en tête l'article idéal que je ferais, une fois que j'aurais terminé. Et puis  tandis que j'avançais dans ma lecture, j'ai renoncé à l'idée même d'écrire quelque chose, parce que ce n'est pas un livre dont on parle si facilement. Ce n'est assurément pas un roman que l'on lit pour savoir si la baronne épousera le vicomte ... Pas davantage un de ces livres qui vous semblent clairs, limpides, dès lors que vous les refermez. Et il y a en Albucius, à mes yeux, le sentiment que quelque chose vous échappe, et comme un touchant mystère, insaisissable et un peu effrayant. Comment en parler, dès lors ? Je puis vous dire qu'un narrateur y retrace la vie d'un certain Caius Albucius Silus ; que s'il y a chronologie, c'est une chronologie distraite et vague, qui suit le rythme de l'évocation et du souvenir plus que le rythme d'une vie qui s'écoule ... Et puis c'est là que les comparaisons commencent ...

L'auteur y conte, disais-je, la vie d'un auteur, qui a existé, et dont on ne sait rien - ou pas grand chose. Le livre s'ouvre sur un aveu : "Caius Albucius Silus a existé. Ses déclamations aussi. J'ai inventé le nid où je l'ai fourré et où il a pris un peu de tiédeur, de petite vie, de rhumatismes, de salade, de tristesse. " Il n'y aurait plus, peut-être, qu'à ajouter " Qu'on lise ceci comme on lirait un roman." Comment, j'ose ? Eh bien oui, cette dernière citation n'est pas de Quignard : elle est de Tinan. Ce parallèle n'est pas anodin, car ce vivant secret sur la part de vérité et la part d'invention, ce mystère auquel on veut croire, presque malgré soi, cette Vie de ..., forme de mystification qui s'assume presque, je n'ai retrouvé cela  que dans quelques œuvres, rares (vous me voyez venir) de la fin-de-siècle : L'Exemple de Ninon de Lenclos amoureuse, de Jean de Tinan, l'idée des Vies imaginaires de Marcel Schwob, la fiction qu'inventa Pierre Louÿs autour des poèmes de Bilitis. Et si je me permets de l'écrire (ou devrais-je dire d'insister), c'est qu'à la lecture, il m'a semblé que Pascal Quignard partageait quelque chose, avec ces hommes-là. C'est d'abord la conscience d'une forme de décadence, quelle qu'elle soit, et le plaisir ressenti d'un retour au passé. C'est ensuite cette création presque clandestine et qui se dissimule derrière le fatras charmant des allusions savantes, des citations dissimulées et des ornements érudits. C'est enfin cette écriture de l'évitement, qui ne réussit à dire les choses que dans cette vague obscurité des pans d'histoire négligée et des déserts théoriques.

" L’art du biographe consiste justement dans le choix. Il n’a pas à se préoccuper d’être vrai ; il doit créer dans un chaos de traits humains. [...] De patients démiurges ont assemblé pour le biographe des idées, des mouvements de physionomie, des événements. Leur œuvre se trouve dans les chroniques, les mémoires, les correspondances et les scolies. Au milieu de cette grossière réunion le biographe trie de quoi composer une forme qui ne ressemble à aucune autre. Il n’est pas utile qu’elle soit pareille à celle qui fut créée jadis par un dieu supérieur, pourvu qu’elle soit unique, comme toute autre création. Il est nécessaire que leur instinct à tous deux soit infaillible. Les biographes ont malheureusement cru d’ordinaire qu’ils étaient historiens. "
(Marcel Schwob, Préface aux Vies Imaginaires)

Odilon Redon, La Chevelure

Au fond, Schwob, Tinan, Louÿs, Quignard ont comme volé un pan d'histoire, qui n'intéressait plus personne - ils ont ramassé un vestige, une vieille pierre qui traînait là, sur une vieille route, foulé(e) par les indifférents, et ils en ont fait quelque chose. Peu importe au fond que cela soit vrai, historiquement parlant. Ce qui compte avant tout ... Mais c'est peut-être là qu'il faut restreindre le parallèle. Chacun a au fond sa volonté, sa voie, son rêve, qui transparaît derrière ces vies racontées plus ou moins imaginaires. Raoul de Vallonges, en double romanesque de Jean de Tinan, cherchera dans Ninon un Exemple, pour s'arracher aux mélancolies de l'amour, et l'écriture devient un passe-temps venu distraire d'une peine de cœur. Il s'agira de voir en cette femme comment diriger sa vie, et mieux être au monde ... Marcel Schwob cherche peut-être, après Cœur double, à cerner l'Humain, dans son ambiguïté et son mystère ... Peut-être souhaite-t-il également concilier la passion de l'écriture à celles de l'érudition et de la philologie ... Pascal Quignard enfin - car il convient que je revienne de temps en temps à mon propos - évoque cette fameuse "cinquième saison", image de notre passé lointain, enfance de l'homme et enfance de l'Humanité, en-deçà du langage ... Le roman latin qui se développe, genre chaotique, hybride, satire devient quant à lui fantasme littéraire, et apparaît comme le seul à même de traduire cette cinquième saison, ère de l'enfance, du sordide et du sauvage ... Et j'ai envie de penser qu'à travers les images d'un passé réinventé, sur les ruines d'œuvres fantômes, chaque écrivain a poursuivi une obsession, une chimère, et qu'il a éclairé une histoire - sans majuscule - de cette lumière-là.

Odilon Redon, Évocation
En définitive, j'ai eu l'impression qu'à travers l'image d'une Antiquité, aussi réelle que rêvée, Pascal Quignard érigeait en creux une forme d'art poétique, prétendument antique et surtout personnelle. Dans un temps où l'on aurait tout dit et tout écrit, il réactualise le mythe de la satire, du roman à la Pétrone, comme synthèse de tous les genres et de tous les tons, jusqu'aux plus sordides. Et au fond, à mes yeux tout du moins, il raconte moins sans doute la vie d'un romancier romain qu'il n'écrit l'œuvre-modèle d'un passé perdu ... Je terminerai cette note, chaotique et spontanée, contestable sans doute, par un dernier clin d'œil : en citant l'incipit du Pétrone romancier de Marcel Schwob. Ce que je fais pour deux raisons : parce que Pétrone répond à cette esthétique du sordide, à laquelle souscrit l'Albucius du roman, et, surtout, parce que j'ai cru voir quelque chose de quignardien dans ces lignes des Vies imaginaires :

" Il naquit en des jours où des baladins vêtus de robes vertes faisaient passer de jeunes porcs dressés à travers des cercles de feu, où des portiers barbus, à tunique cerise, écossaient des pois dans un plat d’argent, devant les mosaïques galantes à l’entrée des villas, où les affranchis, pleins de sesterces, briguaient dans les villes de province les fonctions municipales, où des récitateurs chantaient au dessert des poèmes épiques, où le langage était tout farci de mots d’ergastule et de redondances enflées venues d’Asie. 
[...]
Vers la trentième année, Pétrone, avide de cette liberté diverse, commença d’écrire l’histoire d’esclaves errants et débauchés. Il reconnut leurs mœurs parmi les transformations du luxe ; il reconnut leurs idées et leur langage parmi les conversations polies des festins. Seul, devant son parchemin, appuyé sur une table odorante en bois de cèdre, il dessina à la pointe de son calame les aventures d’une populace ignorée. À la lumière de ses hautes fenêtres, sous les peintures des lambris, il s’imagina les torches fumeuses des hôtelleries, et de ridicules combats nocturnes, des moulinets de candélabres de bois, des serrures forcées à coups de hache par des esclaves de justice, des sangles grasses parcourues de punaises, et des objurgations de procurateurs d’îlot au milieu d’attroupements de pauvres gens vêtus de rideaux déchirés et de torchons sales."
(Marcel Schwob, "Pétrone romancier", Vies Imaginaires )

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Quand j'y pense, moi aussi j'ai voulu parler d'Albucius et je n'ai pas tant parlé de lui. Mais c'est qu'en créant à partir des failles et des ignorances de l'histoire, en construisant une œuvre multiple, écrin pour des romans inventés, en écrivant dissimulé sous le masque du chroniqueur et du biographe ... c'est qu'en faisait tout cela, Pascal Quignard m'a semblé bien plus familier que je ne pensais. J'ai eu l'impression de croiser un homme d'un autre siècle qui s'est demandé comment pouvait-on  encore écrire, à l'aube des temps modernes. Est-ce si surprenant, d'ailleurs ? La question de la création, de l'originalité, du rapport au passé est sans doute la même aujourd'hui, peut-être est-elle encore plus problématique ... Et il paraît  si l'on en croit Huysmans, que toutes les fin-de-siècle se ressemblent ...

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* La vraie citation est légèrement différente, et n'a plus vraiment le même sens : "La plupart des livres d'à présent ont l'air d'avoir été faits en un jour avec les livres lus de la veille."

vendredi 3 décembre 2010

Chronique d'un certain duel qui opposa MM. Jean Lorrain et Marcel Proust, un 6 Février 1896

Il est une anecdote que l'on se plaît à raconter - les potins de l'histoire littéraire ont cela d'agréable qu'il mêlent la petite médisance, la curiosité amusée et le prestige culturel. C'est l'histoire du duel qui opposa, le 6 février 1897, Jean Lorrain et Marcel Proust. Il y a un semaine, l'anecdote avait resurgi, comme une fleur de Madeleine Lemaire, au fil de la discussion, et cette fois-ci, j'ai voulu, soudain curieuse, trouver le fameux texte des Pall-Mall Semaines. Parce que le discours rapporté ne suffit pas toujours, et que le persiflage de Lorrain est amusant à lire. Entreprise bien vaine, cependant : mes modestes recherches n'ont pas abouti.

Mais par chance, en ouvrant naïvement Les Plaisirs et les Jours, que je m'apprête à lire, je suis tombée sur lesdits articles. Ou, pour être plus exacte, les extraits concernant cette affaire. Jean Lorrain, déformant à loisir les noms et titres de l'ouvrage, y exprime un jugement tout à la fois sévère et méfiant,envers l'œuvre d'un jeune homme que l'on a introduit dans le milieu littéraire, et qui publie grâce à ses relations. Notons que s'il écopa d'un duel avec Marcel Proust, en grande partie pour l'allusion faite de la relation de ce dernier avec le fils Daudet, Jean Lorrain se ruina également en procès : pour suivre le mythe, on l'attaquait assez souvent pour diffamation. Ces quelques lignes d'introduction données et pour vengeance de ma recherche insatisfaite sur le web, voici le premier article, publié par Lorrain en 1896, ainsi que l'objet du scandale, datant de février 1897 (en remerciant Thierry Laget qui le cite et dont je recommande l'édition) :



Le Journal
1er juillet 1896

MM. José-Maria de Heredia et Anatole France sont vraiment bien coupables. Avec leur condescendance de gualanthuomo, en écrivant des préfaces complaisantes à de jolis petits jeunes gens du monde en mal de littérature et de succès de salons, ils ont ouvert la voie ; pis, ils l’ont tracée à un tas de gens armés des  meilleures intentions et qui, sans leurs précédentes, eussent été de rapports possibles, sinon agréables. Mais voilà, les Hortensias bleus de Montesquiou, les Plaisirs et les Joies de M. Marcel Proust, estampillés de la signature de l’Académie, ont tourné la cervelle à tous les petits kioukious, poètes peu ou prou, qui fréquentent chez Mme Lemaire (2).
Tout le monde, aujourd’hui, s’est mis en tête d’écrire, de remuer la Presse et l’opinion autour de sa petite gloire et à coups de dîners, d’influences mondaines, de petites intrigues d’éventails, de menus d’évêques et de garden-parties, d’arracher à Pierre une préface, à Jean un article et à tous une réclame, afin de violenter sinon d’attirer l’attention. Tous les snobs ont voulu être auteur et y ont réussi, encouragés par un snobisme plus décevant encore, celui des gens de lettres, flattés, chatouillés, titillés dans leur amour-propre par les plus adroites manœuvres. Ce fut, du vivant de Leconte de Lisle, toute une intrigue menée autour du grand poète. M. de Montesquiou en fut le bénéficiaire. Le cher comte a fait son chemin, depuis ; M. de Heredia, qui aurait pu signer ce jour-là Hérédiou, a consacré de sa plume autorisée l’auteur des Hortensias. Si Paul Hervieu ne s’appelle pas, aujourd’hui, Paul Herviou, c’est qu’il a plus d’indépendance. Enfin, brochant sur le tout, le salon de Mme Armand de Caillavou vient d’avoir raison des dernières résistances de l’auteur de Thaïs, et nous devons à M. Anatole France ce succédané de M. de Fezensac (3) jusqu’alors unique dans son genre, le jeune et charmant Marcel Proust. Proust et brou !





Le Journal
3 février 1897

D’ailleurs, l’amateurisme des gens du monde. Un livre commis par l’un d’eux, livre autour duquel grand bruit fut mené l’autre printemps, me tombe entre les mains. Préfacé par M. Anatole France, qui ne put refuser l’appui de sa belle prose et de sa signature à une chère madame (il y avait tant dîné), ce délicat volume ne serait pas un exemple-type du genre, s’il n’était illustré par Mme Madeleine Lemaire.
Les Plaisirs et les Jours, de M. Marcel Proust : de graves mélancolies, d’élégiaques veuleries, d’inanes flirts en style précieux et prétentieux, avec, entre les marges ou en tête des chapitres, des fleurs de Mme Lemaire en symboles jetés, et l’un de ces chapitres s’appelle : La mort de Baldassare de Silvande, le vicomte de Silvande. Illustration : des feuilles de roses (je n’invente pas). L’ingéniosité de Mme Lemaire ne s’est jamais adaptée aussi étroitement à un talent d’auteur ; M. Paul Hervieu, et son Flirt, n’avaient certainement pas inspiré aussi spirituellement la charmante peintresse. C’est ainsi qu’une histoire de M. Proust, intitulée : Amis : Octavian et Fabrice, a pour commentaires deux chattes jouant de la guitare, et une autre, dite Rêverie couleur de temps, s’illustre de trois plumes de paon.
Oui, madame, trois plumes de paon ; après cela, n’est-ce pas, on peut tirer l’échelle.
On trouve aussi dans Ces Plaisirs et ces Jours un chapitre intitulé : Mélancolique villégiature de Mme de Bresve, de Bresve, grève, rêve, oh ! la douceur fugitive de ce de Bresve, et trois héroïnes qui s’y ornent des noms charmants d’Heldemonde, Aldegise et Hercole, et ce sont trois Parisiennes du pur, du noble faubourg.
Le fouet, monsieur.
M. Marcel Proust n’en a pas moins eu sa préface de M. Anatole France, qui n’eût pas préfacé ni M. Marcel Schwob, ni M. Pierre Louÿs, ni M. Maurice Barrès ; mais ainsi va le train du monde et soyez sûrs que, pour son prochain volume, M. Marcel Proust obtiendra sa préface de M. Alphonse Daudet, de l’intransigeant M. Alphonse Daudet, lui-même, qui ne pourra la refuser, ni à Mme Lemaire ni à son fils Lucien.



(1) Déformation perfide de l’italien galanthuomo, signifiant gentilhomme.
(2) Peintre née en 1845, faisant Salon, en lien avec le Tout-Paris. Elle fut l’illustratrice des Plaisirs et les Jours. On considère que son nom a contribué à la publicité de l’ouvrage.
(3) Autrement dit, M. de Montesquiou (de son nom complet Marie Joseph Robert Anatole de Montesquiou-Fezensac ).


Image : Duel par *zw6, Deviantart

mardi 16 novembre 2010

Causeries du Lundi, du Mardi et des autres jours.


Voilà un bien long silence ... De ces choses que l'on brise sur un petit coup de tête. Ces absences sont parfois bon signe : ces derniers mois, j'ai lu (pas mal, et n'importe quoi), vu, découvert des choses. Peut-être trop parfois pour prendre le temps de m'arrêter - ce qui est dommage - sur mes impressions, de réaliser des lectures secondaires et me pencher sur les documentations. Et puis il y a le travail. Accessoirement. Comme le titre l'indique, je vais bientôt me pencher sur les Causeries du Lundi de Sainte-Beuve - oh, un article ou deux, à bien lire, à bien comprendre, pour les besoins d'un séminaire. A côté de cela, il y a eu, récemment, causeries plus immédiates et plus plaisantes. Mardi près les cours, réunion autour d'une tasse de thé-chocolat-café, pour lire quelques passages, difficilement choisis parmi la somme de ce qu'on aimerait faire découvrir. Rencontres à thème, bientôt, avec la nécessité de fouiller, quelque peu impatient, sa bibliothèque, en quête de souvenirs et de lectures anciennes ...

J'ai commencé l'Histoire de ma vie de Casanova, pour le plaisir, que j'avoue avoir un peu délaissée, par manque de temps - et parce que le livre est difficilement transportable. J'ai achevé ce soir Albucius de Pascal Quignard, commandé Moravagine de Blaise Cendrars. J'ai promis de lire Crime et Châtiment sous peu. Cette année est aussi riche qu'étrange, au fond. De nouveaux horizons s'ouvrent de tous côtés, je commence des livres que je n'aurais jamais pensé à lire seule - ou alors dans bien longtemps. Parallèlement, je relis toujours davantage ce que j'ai pu trouver sur Jean de Tinan, et j'ai une somme de références à examiner de plus près, pour servir ma petite recherche. Je ne parlerai pas de l'écriture, sinon ça deviendrait effrayant. Et peut-être y aura-t-il un petit conflit, au bout d'un moment, entre le plaisir de la découverte et celui de l'approfondissement. Les contraintes de la fac réapparaîtront dans un tournant, et ... il faudra s'y mettre, tout de même.

Mais pas trop tôt, pas trop tôt.

mercredi 30 juin 2010

Festins secrets


Je ne connaissais pas encore le Pierre Jourde romancier. Ce sont les deux autres Pierre Jourde qui me sont plus familiers - et j'avoue ne plus savoir lequel des deux j'ai croisé en premier : le critique et universitaire, d'une part, notamment pour son recueil Littérature Monstre, et l'auteur des billets d'humeur de Confitures de culture. Et si je connaissais son activité d'écrivain, je n'avais pas encore osé le lire. Comme une peur, peut-être, que mes admirations en souffrent, parce que derrière une critique de qualité, et des talents de pamphlétaire ... J'ai acheté La cantatrice avariée, mais il est resté sur les étagères, sans que je n'ose ... Et puis l'on m'a prêté Festins secrets. Voilà.


L'aspect dont on peut le plus facilement parler - celui, finalement qu'on peut le plus facilement comprendre, c'est l'aspect satirique. Est-il besoin d'insister sur la vision crue et désabusée du monde de l'enseignement - du collège, principalement, sur la caricature et la critique virulente du système ? Ce sont là des pages qui frappent, certes, mais le livre ne saurait être réduit à cela. On m'avait cité quelques passages, savamment choisis - et j'y reconnaissais ma faculté de province, des récits d'expériences, le monde dans lequel je commençais à m'immiscer ...

Mais à présent que j'ai refermé le livre, ce n'est pas ça que j'ai retenu, ce n'est pas ça qui m'a empêchée de dormir, une fois la dernière page tournée. Si ce livre n'était qu'un pamphlet, au fond, aurait-il été si intéressant ? Pierre Jourde va plus loin qu'arracher quelques masques, superficiels : c'est l'inconstant théâtre du monde - et du moi - qu'il exhibe, avec tous son grotesque et son inquiétant. Fi des habitudes de pensée et des belles certitudes : on suit le personnage principal, Gilles Saurat, au cours d'une lente descente dans ses Enfers personnels. Jeune professeur, celui-ci débarque à Logres, triste et morne ville de province. Seulement, voilà : Logres, lui dit-on, a quelque chose de spécial - peut-être est-elle de ces villes-fantômes dont on ne part jamais. Gilles Saurat sera pris au piège, en effet, dans le tourbillon de sa conscience ... Et je n'en dirais pas plus.

Le roman s'ouvre sur un énigmatique trajet en train. Notre voyageur de personnage se réveille, interpelé par un narrateur, à la deuxième personne du singulier - comme un clin d'œil à La Modification. Dans un train fantomatique, qui semble s'arrêter à toutes les gares, jusqu'aux gares fantômes, il s'endort, pâteux, s'éveille de nouveau, pour stagner, mal à l'aise, au seuil de la conscience ...  Plus tard, ce seront des rêves, où pantins absurdes et restes humains de la grande Guerre claudiqueront au seuil des bois, où la vision d'un noyé, orfévré de coquillages, retournant enfin au domicile perdu ... On ne peut que saluer la richesse d'évocation du style, et les atmopshères fantomatiques évoquées ne seront pas sans rappeler les images délétères des romans fin-de-siècle ... Tandis que l'écrasante machine administrative rappelle les dédales d'un Kafka, l'apathie étrange du personnage qui traverse les évènements de la vie - mort de la mère - en fait un autre Etranger, face à l'absurde de la vie ... Influences habilement synthétisées, dans un style soigné et percutant.

Dans Festins secrets, Pierre Jourde vient interroger, vient démonter, même, notre rapport au réel. Cela fait parfois mal, quand la plume attaque ainsi jusqu'aux belles illusions, vient fouiller dans notre rapport à la morale, et mesurer notre quota d'illusion. Surtout quand l'auteur se garde de nous livrer, en fin de course, la solution dans un plateau. Mais cela nous laisse des incertitudes, des questionnements ... Des images brumeuses et qui demeurent ... Deux nuits blanches pour terminer l'ouvrage plus vite.

Bref, Festins Secrets, pour moi, fait à présent partie des ouvrages qui marquent. Douloureusement, et c'est tant mieux.

Image : James Ensor

mercredi 16 juin 2010

Où est le Palmipède ?

Ubu Roi à la Comédie Française
Du 2 juin au 15 juillet 2010
(Reprise l'année prochaine)
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Ubu roi, c'est drôle à voir, surtout dans une belle salle. Le premier spectacle, c'est sans doute le public, ce public  mêlé et divers et parfois si comme-il-faut, ce sont  aussi les petits commentaires assénés d'un ton docte, qui se veulent instruits ( et où l'on apprend qu'Ubu roi serait du surréalisme oô) ... Et puis, mieux encore, l'après-pièce ! On n'hurle plus, dans la salle de la Comédie Française, mais à la sortie l'on glisse, l'air condescendant, que tant de potacheries et de vulgarité ... C'est tout de même un peu fort, c'est tout de même un peu trop. Alors en voyant les mines, les discours, j'ai souri, parce qu'un Ubu sans réticences, c'eût été mauvais signe ...

Mais voilà que je commence par la fin ! N'est-ce pas pourtant le début de la pièce qui est dans toutes les mémoires, et concentre les attentes ? Eh bien, Jean-Pierre Vincent fait durer le plaisir et la pièce ne commence pas par le célèbre et attendu juron. Il s'offre le luxe de rajouter un personnage, avatar de l'auteur lui-même - et il fallait bien avouer que l'idée m'avait laissée réticente au départ, même si le résultat m'a semblé tout à fait intéressant. L'acteur, présent sur scène bien avant l'ouverture de rideau, s'avance donc, et à l'image de Jarry, déclame son discours introductif heureusement entendu de tous - Jarry s'était plu à lire le sien d'une voix inaudible. Le rideau s'ouvre  alors, après le fameux : "Quant à l'action qui va commencer, elle se passe en Pologne, c'est-à-dire nulle part." et le silence se fait. Le "Merdre !" - qui fut fort bon, je vous remercie - tardera à venir ; l'acteur ménagera son effet : c'est  après tout l'honneur des répliques attendues.

~ * ~

Dans les critiques que j'ai pu lire, on reprocha tour à tour à la pièce de se vouloir trop signifiante, et d'être trop potache. Je n'ai pourtant pas vu - reprenez-moi si vous me trouvez naïve - d'images lourdement didactiques. J'ai vu des ajouts, que j'ai trouvés assez pertinents : au monstrueux cheval sur lequel monte Ubu pour aller à la guerre répond un fameux texte tiré de Faustroll sur l'horreur d'une tête de cheval qui pousserait au meurtre ; un Alfred Jarry fera régulièrement irruption sur scène, brandissant bicyclette ou verres d'absinthe, et jouant le rôle que tenait Lugné-Poe lors de la première représentation, brandissant pancartes et annonçant lieux de scène. On aurait pu craindre également la maladresse d'un clin d'oeil aux actualités, aux gouvernements connus - mais Ubu roi garde heureusement son intemporalité un peu floue et son côté carton-pâte. On déplore la grossièreté des gags ? Ne serait-ce pas trahir cette pièce que de l'épurer de son outrance ... ?

Alors quoi ? Ce que j'aurais à reprocher à cette version, pour ma part, ce ne sont ni les ajouts, ni les choix de mise en scène qui m'ont semblé judicieux et drôles. La principale question que j'aurais à poser, c'est le pourquoi de certaines coupes. Déjà, Ubu ne lance aucun ours, ce qui est proprement scandaleux. Plus généralement, une part de mes répliques préférées se trouve malheureusement passée à la trappe à nobles, alors que la chanson du décervelage a eu le privilège d'être chantée deux fois. Et je trouve qu'en somme, c'est dommage, à côté de si bons choix, d'avoir retiré certaines répliques cultes, et peut-être très attendues. N'y a-t-il pas d'autres spectateurs qui, à la lecture de la pièce, se sont arrêtés sur cette curieuse didascalie, "il lui lance l'ours" et qui se sont demandé comment diable on pouvait faire jouer ça ... ? Et avouez qu'il eût été agréable de voir le père Ubu scander "Maintenant je veux faire des lois !" , ou encore "Voiturez le voiturin à phynances !" ...  J'en profite d'ailleurs pour lancer mon petit caillou :  si l'on parle de "coupes" (au pluriel, qui plus est), peut-on encore parler de ... texte intégral ? Or j'ai lu pas mal de fois,des critiques très bien reprocher la longueur de la pièce : en effet, Jean-Pierre Vincent aurait choisi de mettre en scène le texte intégral. Soit.


  
[Note pour plus tard : ne lisez jamais les critiques des autres pendant que vous faites la vôtre, cela vous paralyse.] Au fond, j'aimerais passer aussi pour quelqu'un qui s'est voulu proche du texte, et tant pis si c'est un reproche : j'ai en effet relu la pièce, la veille. Lors de ma première lecture, il y a un temps, je m'étais documentée sur les querelles qui y étaient liées et les questions de mise en scène. Alors ... Peut-être que oui, j'y suis allée, avec cette naïveté-là, et j'ai cherché - parce que c'est ça, au fond, qui m'intéresse - si cela ne trahissait pas ce que j'imaginais comme un "esprit Jarry". Or, Alfred Jarry hantant la pièce, donnant quelques pistes, soulignant , rendant explicite le pastiche et la référence par le clin d'oeil à Hamlet et son Poor Yorick ! ... Or, l'indéfinition des lieux, la mise en scène qui ne fait pas le choix entre la blague et le tragique - de nulle part, la bizarre non-psychologie des personnages, l'outrance et les bêtises, jusque dans leur excès, leurs longueurs ... Eh bien, tout cela, ça m'a paru être fidèle au personnage  ...


~ * ~

Au final, malgré les petites déceptions mentionnées ci-avant (je ne me remets décidément pas de mon ours.), je garde un bon souvenir de cette représentation. Tout simplement parce que c'était n'importe quoi, que ça ne faisait pas sérieux ... C'était léger et inquiétant à la fois - et, si nous n'étions pas si nombreux, dans la salle, à pouffer et éclater de rire ... Nous étions là quand même.

La plus belle revanche peut-être, c'est, dans le silence, les éclats de rire d'un enfant, lorsque tous les adultes observent le silence, ce sont les protestations de dégoût lors du dîner chez les Ubus ...  Il y avait donc là quelque chose, n'importe quoi si vous voulez, mais quelque chose.


[Et malgré l'inutilité du théâtre au théâtre, 
je voulais préciser que j'avais trouvé les acteurs fort bons : 
coup de gidouille à leurs interprétations 
La prestation de Serge Bagdassarian en père Ubu, notamment, 
m'a parfaitement convaincue et, si j'ose dire, le défi était de taille. ]

La bataille d'Ubu Roi.

~ Notes éparses sur une querelle littéraire rigolote.
Recyclage d'un article initialement publié le 7 Janvier 2009, sur le blog Bidulbuk.

La pièce Ubu roi, portée sur scène en 1896, prend sa source sur les bancs d'un lycée à Rennes. L'étrange personnage a pour modèle un professeur de physique fort chahuté par ses élèves, M. Hébert, inspirateur de toute une geste inventive et potache qui circule d'élèves en élèves. C'est alors qu'arrive dans ce lycée rennais un certain Alfred Jarry, qui récupèrera notamment une pièce, parmi tous les écrits sur le personnage : Les polonais. C'est par son intermédiaire que ce qui n'était qu'un délire sans grande conséquence entre copains de classe deviendra littéralement un symbole et un mythe de l'histoire littéraire.
Le jeune homme part pour Paris, la pièce sous le bras et une marionnette dans sa valise, et fréquente différents acteurs de la scène littéraire dont Marcel Schwob, Alfred Valette , directeur du Mercure de France et sa femme Rachilde. Dans le milieu symboliste, la figure d'Ubu fait son apparition, au cours de représentations privées ou inséré dans des textes poétiques publiés dans diverses revues. C'est finalement au Théâtre de l'œuvre dirigé par Lugné-Poe, que le spectacle est annoncé ...



Ce 9 Décembre 1986, un autre évènement d'importance dispute la vedette à la représentation de Jarry ... Rue Scribe est organisé un grand banquet en l'honneur d'une actrice mythique, icône du grand théâtre officiel de la fin du XIXème siècle : Sarah Bernhardt. Qu'importe : la générale et la première d'Ubu roi attirent tout de même un vaste public, composé de "gensdelettres" de tous bords et de vieilles connaissances d'Alfred Jarry. Georges Rémond dans La bataille d'Ubu roi lui fait dire : "Le scandale devait dépasser celui de Phèdre ou d'Hernani. Il fallait que la pièce n'allât pas jusqu'au bout et que le théâtre éclatât." Et il faut dire qu'alors la pièce a tout pour choquer : les accessoires et instruments de scène sont en carton (pensons par exemple aux chevaux à roulettes), les lieux évoqués par la pièce indiqués par une simple pancarte qu'on change au besoin, l'acteur principal est affublé d'un masque qui lui pince et le nez et d'une bedaine en carton, la toile peinte par plusieurs artistes est d'une absurdité accomplie. Dans son discours introducteur, Jarry la décrit ainsi : "vous verrez des portes s'ouvrir sur des plaines de neige sous un ciel bleu, des cheminées garnies de pendules se fendre afin de servir de portes, et des palmiers verdir au pied des lits, pour que les broutent de petits éléphants perchées sur des étagères." L'auteur se paie d'ailleurs le luxe de prononcer un discours introducteur d'une voix inaudible avant l'ouverture de rideau, fardé de blanc ; celui-ci s'achève sur cette phrase : "[l'action] se passe en Pologne, c'est à dire Nulle Part." La pièce peut alors commencer : l'acteur jouant Ubu s'avance et prononce un "Merdre !" retentissant. Georges Rémond précise quant à lui l'étrange requête que Jarry leur aurait adressé : "Nous devions donc provoquer le tumulte en poussant des cris de fureur si l'on applaudissait, ce qui, après tout, n'était pas exclu ; des hurlements d'admiration et d'extase si l'on sifflait. Nous devions également, si possible, nous colleter avec nos voisins et faire pleuvoir des projectiles sur les fauteuils d'orchestre." Tous les ingrédients semblent donc réunir pour provoquer le plus éclatant des scandales ...


Sans grande surprise, le pari est réussi : la bataille d'Ubu roi, c'est la bataille d'Hernani mais en plus rigolo. Peu de gens eurent le privilège d'entendre les répliques échangées par les acteurs, la majeure partie du spectacle se trouve être parmi les spectateurs. Parmi les cris et les vociférations de la salle, Georges Rémond relève en vrac : "Ouigre congre !" , "outre, boufre", "bouffresque" et 'mangre cochon" (pour ceux qui, apparemment, ont été marqués par le "Merdre" liminaire ...) ; "C'est sublime !", "Tas d'idiots ! vous ne comprendriez pas mieux Shakespeare !" ou même "Silence aux petits pâtissiers !". Il rapporte également qu'un homme étrange (qu'on soupçonne être Péladan, écrivain français un brin mystique), cria par deux fois "Ohé les races latines ! Ohé les races latines !". Fernand Lot, lui, rapporte que le préposé aux éclairages plongeait de temps en temps la salle agitée dans l'obscurité la plus complète avant de rallumer toutes les lampes, dans l'intention de calmer un peu les agitateurs dissimulés dans la pénombre ...



A ces représentations, se sont finalement réunis des artistes et des critiques de tous bords, classco-traditionnels ou appartenant à l'avant-garde, "poètes chevelus, esthètes crasseux et grandiloques" selon le mot de Jean Tailhade. En reprenant cette pièce et en la portant sur la scène parisienne, Alfred Jarry avait frappé un grand coup. Ubu roi ne connut que deux représentations, les 9 et 10 Décembre. Le désordre causé , le scandale qui fit rage élèvera la pièce au rang de mythe.
Et aux chahuteurs de la classe du professeur Hébert ont succédé les querelles des "gensdelettres" parisiens.


"De par ma chandelle verte !"

(Informations tirées de l'appareil critique d'Ubu roi en folio classique, et du foliothèque sur le cycle Ubu.)

mercredi 28 avril 2010

Que cela serve d'avertissement ... ?

Mon père (un dur par timidité)
Est mort avec un profil sévère;
J'avais presque pas connu ma mère,
Et donc, à vingt ans, je suis resté.

Alors, j'ai fait d' la littérature ;
Mais le Démon de la Vérité
Sifflotait tout l'temps à mes côtés :
« Pauvre ! as-tu fini tes écritures ?... »

Or, pas le cœur de me marier,
Étant, moi, au fond, trop méprisable !
Et elles pas assez intraitables ! !
Mais tout l' temps là à s'extasier !...

C'est pourquoi je vivotte, vivotte,
Bonne girouette aux trent'-six saisons,
Trop nombreux pour dire oui ou non....

- Jeunes gens ! que je vous serv' d'Ilote !

Jules Laforgue, Des fleurs de bonne volonté - Préface.

lundi 26 avril 2010

Chronique de la violence extraordinaire (II)

Après un petit temps de pause, retournons enfin au musée d'Orsay, pour terminer - continuer, du moins - notre visite, c'est là la moindre des choses ! Je vous avais honteusement laissés devant l'angoissante Vague de Carlos Schwabe. Quelques pas à peine, pourtant et l'ambiance changeait du tout au tout ! En effet, la salle suivante nous présente le crime, tel qu'imaginé dans les années 1880, tel qu'on le représentait, alors, dans la presse à sensations. Sur un mur, les origines : nombre de feuillets contant les horreurs du quotidien - ce sont les occasionnels, ce sont les canards, imprimés pour l'occasion, afin d'informer le peuple, souvent distribués par des crieurs publics.  Avec le temps, le dessin gagne en spectaculaire, et on se plaît, de plus en plus, à détailler les circonstances du crime : il faut informer, bien sûr, mais il faut surtout étonner ... Mais ces petites feuilles, rapidement imprimées, sont à partir de 1850 détrônées par l'essor de la presse populaire (par exemple, Le Petit Journal, et son supplément illustré). Ce qui est drôle, c'est de voir  là, placardée, notre fascination pour le fait divers, pour la violence du quotidien. Les crimes annoncés sont toujours plus horribles, toujours plus épouvantables les uns que les autres, et l'illustration de couverture - en couleur, de plus en plus souvent - se plaît à représenter l'instant fatidique, dans une mise en scène toujours très théâtrale - tout est bon pour piquer la curiosité du lecteur et lui donner quelques frissons. Paradoxalement (et le reproche était alors récurrent), sous couvert d'information, cette presse d'un nouveau type donnait au crime une plus grande médiatisation -et l'on peut penser que l'évocation du châtiment, les commentaires moralisateurs servaient davantage à donner bonne conscience à un lecteur avide de scandale qu'à l'édifier. A côté de la presse à scandale, des dessins d'artistes, notamment les illustrations de Félicien Rops pour Les Diaboliques de Barbey d'Aurevilly et des gravures de Max Klinger (citons par exemple Flagrant Délit) montre que la réalité rejoint parfois la fiction ...


Continuons donc notre chemin ... Pièce suivante : ce sont alors des scandales d'un autre type que Daumier dénonce en caricaturiste. Je me suis arrêtée avec plaisir devant ces chefs d'œuvre d'humour noir, où les hommes de lois, "gens de justice" sont présentés comme d'ambitieux carriéristes bouffis d'orgueil, aveugles et sourds à la détresse de leurs clients. "Vous avez perdu votre procès, c'est vrai ...... mais vous avez dû prendre bien du plaisir à m'entendre plaider" déclare un fier avocat à une famille éplorée. Ainsi la justice est-elle parfois présentée comme une grande machine sans humanité, envoyant de pauvres diables à l'abattoir. Et c'est dans cette veine que se placent les remises en cause de la peine de mort,  les charges contre une justice jugée trop expéditive et inconsciente des réalités sociales. Ainsi, dans la même salle que les représentations de Daumier, d'anciennes éditions du Dernier Jour d'un condamné ou de Claude Gueux reposent sous verre, et tout autour, des dessins de Victor Hugo, tirés d'un ensemble intitulé Poème de la sorcière. Bestialité, avidité : les  expressions des diables, juges, prêtres, et plus généralement Inquisiteurs viennent accuser la cruauté humaine, et sa curiosité de fascination pour les tortures et les exécutions. Mis en regard, plusieurs tableaux représentent, comme celui de Solomon, L'Attente du verdict de la justice : mines fatiguées,  pauvreté manifeste, yeux hagards, signes d'angoisses viennent, par contraste, renforcer l''ironie amère des caricatures. Et les dessins de Steinlen, de Daumier, viennent poser cette question fondamentale, encore brulante d'actualité : n'est-ce pas la société, au fond, qui fait le crime  en créant la misère, "morsure du pêché"? 


Et suivant le verdict, nous entrons en prison. Une porte de cellule est là, et on peut lire sur elle les marques qu'y ont laissé les prisonniers. C'est surtout cela, au fond, que je retiens de cette salle, malgré la force et la douleur des dessins de Goya, soulignant l'inhumanité des supplices infligés aux condamnés, malgré les plans de prison suivant le projet de Panoptique de Bentham, malgré les photographies et gravures représentant cellules, couloirs de garde, etc. Au fond, ce qui reste, c'est cette porte, sertie de chiffres, de dates, de lamentations. Point d'art ici : juste un vestige, un simple vestige du réel, et cela fait quelque chose ... 
Si le crime est grave, cependant ? Après la prison, nous voilà au pied de l'échafaud. Tableaux, gravures et dessins viennent représenter la peine de mort, et ses divers instruments  :  guillotine, potence, pilori, et jusqu'à la fameuse Chaise Electrique d'Andy Warhol. Par l'image, l'artiste interroge la mise à mort de l'accusé, la remet en cause, il peut tenter également de représenter le drame et l'angoisse du condamné, ou l'absurdité de la machine judiciaire. De cette étape, je garde une forte impression du tableau d'Emile Friant qui sert à illustrer ce court paragraphe : La Peine Capitale. En effet, dans ce tableau, très photographique, le spectateur se trouve au coeur de l'action ; suivant la diagonale formée par le regard du condamné, sur la droite, on aperçoit  la silhouette menaçant de la guillotine, prête, et entre elle et lui - entre elle et nous -, seul lecrucifix brandi par le prêtre ... Un vague retour aux alentours, et l'on discerne, partout, la foule, jusque sur le haut des toits. Ou le drame de la mort érigé en spectacle. 

... A suivre !

samedi 10 avril 2010

Chronique de la violence extraordinaire (I)


La dernière exposition du musée d'Orsay a de quoi marquer les esprits. Plusieurs fois, j'ai vu des airs dégoûtés, des regards qui se détournent, ou des mines, des rires gênés. C'est que Crime et châtiment nous plonge, presque malgré nous, dans les horreurs de la violence quotidienne, et la dureté de sa répression. Nous entrons - salles tendues de noir, tout une atmosphère !

L'exposition s'ouvre sur les représentations du premier criminel de l'humanité : le mythe de Caïn fratricide, représenté par Füssli, Bouguereau, Cabanel ... A sa suite, d'autres crimes originels, entre Oreste dévoré par le remords, esquissé par Bouguereau, Œdipe aveugle face au sphinx - devant lequel je me suis attardée, ou l'imposant Lucifer de Stück, qui m'a beaucoup impressionnée. Larges et sombres ailes repliées, il demeure, assis près d'une flamme bleuâtre - et c'était étrange de contempler ses yeux froids  et  presque soucieux. Près de celui qui apporte la connaissance, autre Prométhée ... En ces temps mythiques et reculés, les châtiments ne relèvent pas encore d'une justice humaine : ce sont les remords et les châtiments divins qui poursuivent les criminels. Pourtant, aux côtés du Caïn de Gustave Moreau, a été accroché le célèbre tableau de Grosz, Caïn ou Hitler en enfer : le réel finit par rattraper le mythe. Pourtant, au bout du couloir, à côté même de ce Lucifer, trône une machine drapée de noir : une guillotine endormie, instrument d'état, main de la justice humaine.

Dieu est mort, ou en pleine désaffection : en tuant, ce n'est peut-être plus tant l'interdit divin que l'homme viole, mais une loi humaine. Aux crimes succède le châtiment, présenté comme égalitaire : en 1791 naît la fameuse guillotine. Nous sommes passés à côté de l'une d'elle, nous l'avons regardée, avec un reste d'effroi et une curiosité un peu malsaine ... Pour moi, c'est un objet d'histoire, un peu étranger, un peu lointain - abstrait, surtout. La voir, tangible, c'était lui donner déjà une autre réalité. La salle suivante s'ouvre justement sur les images et usages de la guillotine - et l'image de la machine appelle le souvenir traumatique des dérives de la Terreur. Environ 20 000 personnes auraient été alors guillotinées - 0, 081 % de la population française. Mais le sentiment d'effroi perdure, et il est certains jours où la guillotine fonctionna des heures durant, abattant les têtes avec une froideur toute industrielle. A ce souvenir se mêlent des représentations, des angoisses nouvelles : le corps acéphale, la tête tranchée hanteront l'imaginaire du XIXème siècle. Que l'on songe au succès, à la résurgence des mythes bibliques de Judith et de Salomé, dans la deuxième moitié du XIXème siècle - ces dernières apparaîtront d'ailleurs, plus loin dans l'exposition. Mais c'est un fait : la tête du condamné intrigue et fascine. De nombreux artistes de l'époque  peignent, observent fragments humains, et têtes de suppliciés : on peut penser à Géricault qui, pour les besoins de son art, s'attache à étudier en détail une "tête de voleur mort à Bicêtre et qu'on lui avait apportée", qu'il aurait conservée "quinze jours sur son toit". On cherche le regard, la dernière expression du mort décapité - tandis que dans les laboratoires, on se livre à des expériences visant à redonner la vie, un instant, à ces têtes détachées de leurs corps. L'avènement de la guillotine inspira les artistes. La salle s'était ouverte sur la représentation de la mort égalitaire, sur la célébration du premier martyr de la révolution, Le Peletier de Saint-Fargeau ; elle s'attardait également sur les représentations plus ou moins fantasmées du meurtre de Marat par Charlotte Corday. Et elle se parsemait aussi - surtout, devrais-je dire, car ce sont elles qui m'ont marquée - de têtes coupées sans regards, d'études d'artistes, comme le fantôme d'un traumatisme, derrière les sursauts de l'histoire ...


Mais la fascination de l'artiste pour le crime dépasse largement l'imagier de la guillotine et de la condamnation à mort. A partir de la période romantique, écrivains et peintres se sont intéressés aux criminels, qui incarnaient alors une forme de société marginale, en dehors, régie par des codes qui lui étaient propres, soit parce qu'ils symbolisaient la force destructrice des sentiments irrationnels, des passions. Ainsi, les portraits de brigands, de sorcières, ainsi l'intérêt porté aux grandes figures de la folie. Les salles suivantes s'ouvrent sur des tableaux de Goya : le peintre tente de représenter les différentes dimensions de la figure du brigand. Dans les premières toiles, extraites d'une série de six panneaux, représentent les exploits d'un père franciscain, parvenu seul à capturer un bandit de grand chemin ; les suivantes , représentent l'attaque de voyageurs par des brigands, et notamment les violences perpétrées contre les femmes - notamment Brigand dépouillant une femme, riche de violence symbolique. A travers ses représentations de hors-la-loi, de cannibales, ses Caprices, ou encore dans Les désastres de la guerre, Goya poursuit une réflexion sur le mal et la violence. D'autres tableaux, notamment de Carolus Durand et de Delacroix traitent également de la figure du brigand - cette fois-ci italien, figure indissociable de l'histoire d'un pays qui se déchire ... A l'image du brigand, faisant fi des lois, répondra celle de la femme fatale, auprès de laquelle je me suis davantage attardée. J'ai découvert alors les expressions de terreur hallucinée de Lady Macbeth peintes par Füssli, ou Muller, l'air effaré et sauvage de La fiancée de Lamermoor, selon Signol  ... Ou encore une Messaline et la Salomé de Gustave Moreau - tableau que je rêvais de voir  vraiment, depuis ma première lecture d'A Rebours ! Ainsi se sera créee tout au long du siècle une mythologie de la femme fatale, castractrice et dangereuse, portée par ses passions :  pour en rester à elle, Salomé a connu de ces transformations. En effet, la petite fille influencée par sa mère, dans le récit biblique s'est muée en ravissante jeune femme, amoureuse éconduite (je pense alors à la pièce d'Oscar Wilde), figure du désir et de la volupté, ou encore jeune artiste vaine et vaniteuse (souvenir de chez Laforgue, cette fois !). Nous passons avec un frisson près d'une Tête de Saint-Jean Baptiste en terre, de Clésinger - quand on songe qu'elle était autrefois en cire ! Et cette partie de l'exposition se clôt sur la figure mourante de la sorcière, à laquelle la science substituera celle de l'hystérique. Pour dernière vision, l'impressionnante Vague de Schwabe. Et le romantisme, le symbolisme s'effacent, pour un brusque retour au réel ...


... A suivre !

mercredi 31 mars 2010

Penses-tu réussir !


Le film de Takeshi Kitano aurait pu, sans doute, s'appeler comme ça ... Penses-tu réussir ! , c'est ce que Raoul de Vallonges, héros - ou avatar - de Jean de Tinan, s'écriait, quand il partait à la recherche du bonheur, loin du Rêve Bleu et de ses mensonges. Ici, c'est un peintre sans talent ni mécène, qui court après la reconnaissance et le succès, tout à son art - sans parvenir à rattraper son rêve. Après un prologue reprenant la paradoxe de Zénon d'Elée, le film s'ouvre sur l'enfance de Machisu :  fils d'un riche négociant, le jeune garçon est encouragé dans sa voie : il peint, sans relâche ; les adultes l'applaudissent. On aimerait figer les poules, et arrêter les trains pour que le jeune prodige s'essaie à les reproduire  ... Jusqu'au jour où son père connaît la ruine, et se donne la mort : Machisu est alors envoyé chez un oncle et une tante. Plus question alors de perdre son temps avec des couleurs, il doit travailler. Après une ellipse, nous retrouvons Machisu adulte : il dessine, il peint, jusqu'à abandonner son travail en cours, s'arrêter sur un chemin ...  Mais l'on refuse ses toiles, et sous le conseil  du responsable de la galerie d'art, Machisu s'offre des cours de peinture, avec son maigre salaire ...Commence alors une véritable course au chef d'oeuvre, à l'étrange, au bizarre - une course folle pour rattraper la marche lente de l'histoire de l'art. Cubisme, abstraction lyrique, action painting : les jeunes artistes se dispersent, et connaissent leurs premiers échecs. Machisu, vieil homme, empruntera la mine placide de Kitano - ses œuvres ne plaisent toujours pas, et la gloire lui tourne le dos.

 Achille et la Tortue apparaît au final comme une variation mineure sur le thème de l'impuissance. Un portrait de l'artiste en raté. Le film, dans son silence, pose un peu la question des raisons de cet échec. Quelle avance avait donc la tortue, pour qu'Achille ... ? On pourra tout d'abord soulever la question du talent : Machisu en possède-t-il, même une infime part ? Tout le long du film, il semble bien plutôt se chercher, suivant à la lettre, et parfois avec une naïveté déconcertante les avis du responsable de la galerie. Et toute sa vie, il peindra dans l'espoir qu'on l'applaudisse, franchissant les limites de la décence et de la raison, pour son art. On peut se demander d'où lui vient cette obsession : rien dans son air impassible, dans son silence ne viennent justifier cette passion ... Mais elle est là, elle est pourtant là. Reste le souvenir d'une enfance où le petit garçon était, aux yeux des adultes, un prodige ; reste ce béret rouge, offert par un peintre en vogue à l'époque - déchu depuis -et que Machisu porte toujours. Derrière le drame humain qui se joue devant nos yeux, plane une amertume : était-ce le rôle des adultes, que de pousser l'enfant vers son rêve ... ? Nous sommes dans une époque où l'individu, l'originalité comptent plus que tout - nous sommes aussi dans un monde où les places sont chères, quand on voudrait vivre de ses passions. Au fond, Machisu a mené son existence de peintre rêveur, peignait pour son plaisir. Ce n'est qu'après avoir visité la galerie d'art qu'il commence sa course folle au tableau réussi - alors que, paradoxalement, la seule toile qu'il vendra sera celle qu'il a peint, naïvement, de lui-même, sans conseils ni recommandations ... Ajoutons à cela qu'au vu des oeuvres exposées, ce n'est point tant le talent qui semble compter, que le discours et l'argent pour le promouvoir ...


La raison pourrait donc être sociale : suite à la mort de son influent père, le gamin qu'on avait encouragé, dont on aurait facilité les entrées, n'est plus personne. Pas d'argent, pour se former le goût, s'offrir le temps d'apprendre ; pas de relations pour trouver un mécène qui daignât s'intéresser à ses toiles. Mais y a-t-il que cela ... ? Les confrontations avec le responsable de galerie amènent l'idée que l'art contemporain doit, pour se soutenir, avoir l'appui d'un discours - pour le fonder, le justifier, l'expliquer.  Ce n'est plus tant l'œuvre que l'on juge, mais le discours sur l'œuvre. Or ... Ce n'est pas Machisu, silencieux, effacé, qui pourra en produire un. Enfin, l'échec de notre peintre pose la question, plus généralement, de l'avenir de l'art. A une heure où tout - jusqu'au plus étrange, jusqu'au plus provocateur - a été fait, que peut-on encore peindre, si l'on veut faire du nouveau ? L'évolution artistique du personnage calque, en cela, les grands mouvements de l'histoire de l'art européen : les toiles du jeune homme faisaient songer aux impressionnistes, il a ensuite tenté le cubisme à la Picasso, l'action painting, le pop-art, etc. Et maintenant, que reste-t-il ... ? Comment être artiste, aujourd'hui ? Ce sont aussi les questions que ce film nous pose, tout en finesse - et que voulez-vous, j'aime les films qui posent des questions.


Un film portant sur l'impossible création, sur l'état de l'art contemporain pourrait sembler pompeux. Il n'en est rien. Achille et la Tortue est de ces comédies qui nous font rire, en nous donnant envie de pleurer. Takeshi Kitano traite le sujet avec légèreté et humour, nous montrant les risibles excès des tentatives pour l'art. Au beau milieu de ces essais un peu vains, ces outrances aussi ridicules qu'un peu tristes, il refait surgir, pourtant, le tragique de la vie - ou quand le réel veut rattraper le rêve. Dans sa longue marche vers la création, Machisu voit nombre de drames - c'est fou ce que l'on meurt, dans l'entourage d'un peintre ... Et l'on rit, avec cette petite gêne au creux du ventre, parce que c'est trop, et qu'en même temps, c'est douloureusement vrai. Kitano, avec ce film, a visé juste. Il a trouvé l'équilibre entre l'humour et le drame, pour nous proposer une vie ratée, dans toute sa poésie. Parce qu'il y a quelque chose de beau - comme d'effrayant - dans l'acharnement de notre Achille et ce peintre qui ne vend pas rejoint la longue et touchante file des artistes sans lendemain et autres poètes maudits. Celui-là a un béret rouge, un visage impassible - et pourtant, on rit comme on voudrait pleurer, de ses marottes d'artiste.

On nous dit à la fin du film, qu'Achille rattrapa la tortue.  La fin reste ouverte, avec ses questions non résolues. Machisu a couru, toute sa vie, vers une consécration qui n'a jamais eu lieu ... Le paradoxe de Zénon d'Elée énoncé en prologue était là, depuis le début, et à chacun de ses espoirs, à chacune de ses tentatives, semblait  déjà lui dire : "Penses-tu réussir ! "

vendredi 26 mars 2010

Impressions fugitives sur le temps perdu.

La Recherche du temps perdu est un de ces classiques dont on ne parle qu'avec réserve et hésitation. Le genre de monument qui a bénéficié de nombre d'études critiques toutes plus brillantes (ou plus bizarres !) les unes que les autres, et qui, pourtant, n'a sans doute pas été pleinement exploré. J'ai moi-même acheté quelques ouvrages - que je n'aurai jamais le temps de lire - sur ce sujet et en reluque d'autres ... Parce que c'est une œuvre qui mérite que l'on s'arrête, que l'on prenne le temps de réfléchir, de creuser, comme un amateur admire, dans l'ombre, les divers ornements cachés d'une vieille cathédrale ...
Mais ce n'est pas ce que je vais faire ici. Ce n'est qu'une première lecture - la plus importante, peut-être - celle de la découverte.  Alors j'ai lu avec passion, avidité, sans cette patience du chercheur qui s'arrête en chemin, et examine les détails du sentier qu'il emprunte. Je me suis juste laissée inviter par un livre pas si monstrueux qu'on ne le pense, je m'y suis fait une toute petite place dans ses recoins hospitaliers, et ... J'ai été, selon le mot de Proust "lectrice de moi-même".

L'entreprise a été de longue haleine - et l'on s'essouffle, parfois. J'ai, à plusieurs reprises, fait de longues pauses, intercalant des lectures plus légères ou, du moins, plus habituelles : la symbolique impuissance des décadents, la verve caustique et la désinvolture d'un Tinan, pour mieux revenir aux réflexions profondes du sujet proustien. Et dans ces lectures parallèles, j'ai pu voir combien Marcel Proust était parfois proche des réflexions, des images, des doutes de la fin-de-siècle : jusqu'au dépassement final au moins, le narrateur suit la voie des Raoul de Vallonges, Hubert d'Entragues et autres écrivains-qui-n'écrivent-pas, hantés par leur impuissance, incapables de dépasser les difficultés de l'écriture et la tentation du silence. De même, au fil des tomes, Proust déploie devant nous les beautés et les ridicules d'un monde qui meurt : et nous assistons, après la déclaration de guerre, aux débuts d'un timide et jeune vingtième siècle. Proust m'est apparu au fond comme le riche héritier de la décadence : celui qui est arrivé après les doutes et les tentatives et qui, après avoir écouté, observé, a su dépasser les angoisses et les motifs de l'époque qui l'a vu naître à la littérature. En effet,  par sa poétique d'un monde et de personnages en mouvement, inscrits dans le temps, par le processus de mémoire involontaire et ses réflexions sur la littérature et son rapport à la vie, Proust a trouvé une solution - il en est peut-être d'autres - au silence morose des héros qui ont précédé le sien.

Et le narrateur propose, à son tour, un roman de la vie cérébrale, fait de souvenirs et réminiscences. On peut penser, lors des premiers tomes, qu'il est quelques bizarreries dans l'organisation de ces réflexions. Quand on referme le dernier, au contraire, on sent combien la Recherche est une œuvre construite. Et les mystères des premiers livres sont éclairés, lors de cette dernière réunion chez la nouvelle princesse de Guermantes où le narrateur, après avoir mis la main sur un livre qu'il lisait, enfant, prend ses ultimes résolutions, et pose un regard lucide et plus détaché, sur le temps écoulé. Longtemps, il s'était couché de bonne heure, nous disait-il, au tout début de la Recherche - à présent, devenu vieil homme, il dort en plein jour et passe ses nuits à écrire, écrire, talonné par la peur que la mort lui dérobe son ouvrage. Regrette-t-il vraiment ce "temps perdu", pourtant ... ? Ce sont bien ces évènements, cette vie pleine de mondanités, ces amours déçus qui ont fait de lui ce qu'il était - et ont fourni matière à son livre ... Et l'œuvre en train de se faire est, à son tour, un tissu de souvenirs - pour ne pas dire un  grand cimetière.

Proust, en cela, trouve sa place dans le débat éternel qui oppose la littérature et la vie. A l'époque, fleurissaient les auto-fictions, où l'écrivain en vadrouille jouait à se mettre en scène, lui ou un de ses avatars : les héros de la fin-de-siècle, à l'instar du narrateur de la Recherche, sont des intellectuels, célibataires, et ils écrivent ... Avec plus ou moins de succès.  On a parfois un peu de cela, chez Proust, et bien des critiques ont cherché les clés des personnages proustiens, ont vu derrière certains traits d'Albertine ceux d'Agostellini, derrière le dévouement de Françoise celui de Céleste Albret, et la liste n'en finit pas ... Parallèlement, le narrateur offrira à son art les fruits de son expérience  - sauf que, contrairement aux célibataires signant de petites nouvelles, de petits essais, il nous offre un livre, construit, travaillé. Mais au fond, ce que Le Temps retrouvé nous dit, c'est que ces menues images de la vie de l'auteur sont, au fond, sans importance. Le narrateur lui-même donnera des noms, des traits à des personnages, leur prêtera des réactions, des gestes, qui auront été cueillis, ça et là, tandis que le souvenir des modèles se sera affaibli, éloigné dans les brumes de la mémoire ... Écrire sur une jeune fille qu'on a aimée, et qui est morte, sur un ami qui s'est éloigné, cela revient à convoquer des fantômes un peu trop pâles ... Écrire un roman, retrouver le temps perdu, signifie alors retrouver qui l'on était, à cette période-là, chercher à faire renaître un ancien soi qui est mort depuis longtemps et, par là, accepter la multiplicité du moi. Le processus est douloureux, amène à considérer les situations autrement, avec davantage de distance et de raison - et constater que ce qui nous avait arraché le cœur autrefois, nous est devenu presque indifférent ... C'est à cette difficile entreprise que s'est attelé notre narrateur, et Proust lui-même. Et le miroir que l'on promenait le long du chemin est devenu "un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés" ...

Mais qu'importe, au fond. Ce ne sont pas les clés, ce n'est pas l'exactitude de l'anecdote qui comptent. Derrière les phénomènes de mémoire, derrière les résurgences du passé - reflets dans la patine - Proust nous fait réfléchir sur notre propre rapport au monde, à la mémoire, à l'amour. Et, surtout, sur notre rapport à nous-même. J'ai parfois lu La Recherche du temps perdu comme si je lisais ma propre histoire, déguisée, décelant ça et là des choses que, dans des termes d'aujourd'hui, j'aurais pu penser, que j'avais parfois déjà pensées ... Ce n'est pas trahir l'auteur, que de choisir cette lecture, personnelle et biaisée. En effet, dans les dernières pages, ne disait-il pas : "Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes" ? J'ai trouvé ça très vrai ... Et en tant que lectrice, je me suis sentie autorisée à prendre pour moi ces impressions, ces pensées, à réfléchir, en compagnie du narrateur et à son rythme, à ma propre vie, avec ses soucis et son petit temps perdu. Et c'est au fond, à côté de tous les intérêts - multiples, vraiment - qu'on peut trouver à lire cette œuvre, à s'y accrocher, même si c'est parfois long et qu'on serait tenté de se tourner vers des lectures plus immédiates, c'est ce qui a fait que j'ai tellement aimé lire Proust. Parce que je n'y ai pas vu quelque chose d'inaccessible,  parce que c'est le genre d'ouvrage  qui vient vous prendre par la main, pour vous dévoiler vos secrets, sous le voile délicat de la fiction ...

Et l'on est happé, par ces mystères de la nature humaine, fondamentalement changeante, par la destinée de ces personnages, en proie au temps et aux hasards et qui nous semblent, derrière leur masque de papier, particulièrement vivants. Alors les relectures viendront - je pense que la Recherche fait partie de ces ouvrages qui vous accompagnent, durant toute votre vie, et que l'on va lire, différemment, avec le temps qui passe ... - mais pour cette première découverte, je garde l'émotion toute particulière des lectures qui nous touchent trop, et dont on n'ose pas toujours parler en détail, de celles où l'on s'attache, sincèrement, aux personnages, et où l'œil critique s'est un peu trop refermé.


Au final, c'est comme une page qui se tourne - une porte qui s'ouvre, vers des horizons nouveaux. Et le désir maladroit, à son tour, de retrouver son propre temps perdu - à petite échelle, toute petite échelle.