mercredi 31 mars 2010

Penses-tu réussir !


Le film de Takeshi Kitano aurait pu, sans doute, s'appeler comme ça ... Penses-tu réussir ! , c'est ce que Raoul de Vallonges, héros - ou avatar - de Jean de Tinan, s'écriait, quand il partait à la recherche du bonheur, loin du Rêve Bleu et de ses mensonges. Ici, c'est un peintre sans talent ni mécène, qui court après la reconnaissance et le succès, tout à son art - sans parvenir à rattraper son rêve. Après un prologue reprenant la paradoxe de Zénon d'Elée, le film s'ouvre sur l'enfance de Machisu :  fils d'un riche négociant, le jeune garçon est encouragé dans sa voie : il peint, sans relâche ; les adultes l'applaudissent. On aimerait figer les poules, et arrêter les trains pour que le jeune prodige s'essaie à les reproduire  ... Jusqu'au jour où son père connaît la ruine, et se donne la mort : Machisu est alors envoyé chez un oncle et une tante. Plus question alors de perdre son temps avec des couleurs, il doit travailler. Après une ellipse, nous retrouvons Machisu adulte : il dessine, il peint, jusqu'à abandonner son travail en cours, s'arrêter sur un chemin ...  Mais l'on refuse ses toiles, et sous le conseil  du responsable de la galerie d'art, Machisu s'offre des cours de peinture, avec son maigre salaire ...Commence alors une véritable course au chef d'oeuvre, à l'étrange, au bizarre - une course folle pour rattraper la marche lente de l'histoire de l'art. Cubisme, abstraction lyrique, action painting : les jeunes artistes se dispersent, et connaissent leurs premiers échecs. Machisu, vieil homme, empruntera la mine placide de Kitano - ses œuvres ne plaisent toujours pas, et la gloire lui tourne le dos.

 Achille et la Tortue apparaît au final comme une variation mineure sur le thème de l'impuissance. Un portrait de l'artiste en raté. Le film, dans son silence, pose un peu la question des raisons de cet échec. Quelle avance avait donc la tortue, pour qu'Achille ... ? On pourra tout d'abord soulever la question du talent : Machisu en possède-t-il, même une infime part ? Tout le long du film, il semble bien plutôt se chercher, suivant à la lettre, et parfois avec une naïveté déconcertante les avis du responsable de la galerie. Et toute sa vie, il peindra dans l'espoir qu'on l'applaudisse, franchissant les limites de la décence et de la raison, pour son art. On peut se demander d'où lui vient cette obsession : rien dans son air impassible, dans son silence ne viennent justifier cette passion ... Mais elle est là, elle est pourtant là. Reste le souvenir d'une enfance où le petit garçon était, aux yeux des adultes, un prodige ; reste ce béret rouge, offert par un peintre en vogue à l'époque - déchu depuis -et que Machisu porte toujours. Derrière le drame humain qui se joue devant nos yeux, plane une amertume : était-ce le rôle des adultes, que de pousser l'enfant vers son rêve ... ? Nous sommes dans une époque où l'individu, l'originalité comptent plus que tout - nous sommes aussi dans un monde où les places sont chères, quand on voudrait vivre de ses passions. Au fond, Machisu a mené son existence de peintre rêveur, peignait pour son plaisir. Ce n'est qu'après avoir visité la galerie d'art qu'il commence sa course folle au tableau réussi - alors que, paradoxalement, la seule toile qu'il vendra sera celle qu'il a peint, naïvement, de lui-même, sans conseils ni recommandations ... Ajoutons à cela qu'au vu des oeuvres exposées, ce n'est point tant le talent qui semble compter, que le discours et l'argent pour le promouvoir ...


La raison pourrait donc être sociale : suite à la mort de son influent père, le gamin qu'on avait encouragé, dont on aurait facilité les entrées, n'est plus personne. Pas d'argent, pour se former le goût, s'offrir le temps d'apprendre ; pas de relations pour trouver un mécène qui daignât s'intéresser à ses toiles. Mais y a-t-il que cela ... ? Les confrontations avec le responsable de galerie amènent l'idée que l'art contemporain doit, pour se soutenir, avoir l'appui d'un discours - pour le fonder, le justifier, l'expliquer.  Ce n'est plus tant l'œuvre que l'on juge, mais le discours sur l'œuvre. Or ... Ce n'est pas Machisu, silencieux, effacé, qui pourra en produire un. Enfin, l'échec de notre peintre pose la question, plus généralement, de l'avenir de l'art. A une heure où tout - jusqu'au plus étrange, jusqu'au plus provocateur - a été fait, que peut-on encore peindre, si l'on veut faire du nouveau ? L'évolution artistique du personnage calque, en cela, les grands mouvements de l'histoire de l'art européen : les toiles du jeune homme faisaient songer aux impressionnistes, il a ensuite tenté le cubisme à la Picasso, l'action painting, le pop-art, etc. Et maintenant, que reste-t-il ... ? Comment être artiste, aujourd'hui ? Ce sont aussi les questions que ce film nous pose, tout en finesse - et que voulez-vous, j'aime les films qui posent des questions.


Un film portant sur l'impossible création, sur l'état de l'art contemporain pourrait sembler pompeux. Il n'en est rien. Achille et la Tortue est de ces comédies qui nous font rire, en nous donnant envie de pleurer. Takeshi Kitano traite le sujet avec légèreté et humour, nous montrant les risibles excès des tentatives pour l'art. Au beau milieu de ces essais un peu vains, ces outrances aussi ridicules qu'un peu tristes, il refait surgir, pourtant, le tragique de la vie - ou quand le réel veut rattraper le rêve. Dans sa longue marche vers la création, Machisu voit nombre de drames - c'est fou ce que l'on meurt, dans l'entourage d'un peintre ... Et l'on rit, avec cette petite gêne au creux du ventre, parce que c'est trop, et qu'en même temps, c'est douloureusement vrai. Kitano, avec ce film, a visé juste. Il a trouvé l'équilibre entre l'humour et le drame, pour nous proposer une vie ratée, dans toute sa poésie. Parce qu'il y a quelque chose de beau - comme d'effrayant - dans l'acharnement de notre Achille et ce peintre qui ne vend pas rejoint la longue et touchante file des artistes sans lendemain et autres poètes maudits. Celui-là a un béret rouge, un visage impassible - et pourtant, on rit comme on voudrait pleurer, de ses marottes d'artiste.

On nous dit à la fin du film, qu'Achille rattrapa la tortue.  La fin reste ouverte, avec ses questions non résolues. Machisu a couru, toute sa vie, vers une consécration qui n'a jamais eu lieu ... Le paradoxe de Zénon d'Elée énoncé en prologue était là, depuis le début, et à chacun de ses espoirs, à chacune de ses tentatives, semblait  déjà lui dire : "Penses-tu réussir ! "

vendredi 26 mars 2010

Impressions fugitives sur le temps perdu.

La Recherche du temps perdu est un de ces classiques dont on ne parle qu'avec réserve et hésitation. Le genre de monument qui a bénéficié de nombre d'études critiques toutes plus brillantes (ou plus bizarres !) les unes que les autres, et qui, pourtant, n'a sans doute pas été pleinement exploré. J'ai moi-même acheté quelques ouvrages - que je n'aurai jamais le temps de lire - sur ce sujet et en reluque d'autres ... Parce que c'est une œuvre qui mérite que l'on s'arrête, que l'on prenne le temps de réfléchir, de creuser, comme un amateur admire, dans l'ombre, les divers ornements cachés d'une vieille cathédrale ...
Mais ce n'est pas ce que je vais faire ici. Ce n'est qu'une première lecture - la plus importante, peut-être - celle de la découverte.  Alors j'ai lu avec passion, avidité, sans cette patience du chercheur qui s'arrête en chemin, et examine les détails du sentier qu'il emprunte. Je me suis juste laissée inviter par un livre pas si monstrueux qu'on ne le pense, je m'y suis fait une toute petite place dans ses recoins hospitaliers, et ... J'ai été, selon le mot de Proust "lectrice de moi-même".

L'entreprise a été de longue haleine - et l'on s'essouffle, parfois. J'ai, à plusieurs reprises, fait de longues pauses, intercalant des lectures plus légères ou, du moins, plus habituelles : la symbolique impuissance des décadents, la verve caustique et la désinvolture d'un Tinan, pour mieux revenir aux réflexions profondes du sujet proustien. Et dans ces lectures parallèles, j'ai pu voir combien Marcel Proust était parfois proche des réflexions, des images, des doutes de la fin-de-siècle : jusqu'au dépassement final au moins, le narrateur suit la voie des Raoul de Vallonges, Hubert d'Entragues et autres écrivains-qui-n'écrivent-pas, hantés par leur impuissance, incapables de dépasser les difficultés de l'écriture et la tentation du silence. De même, au fil des tomes, Proust déploie devant nous les beautés et les ridicules d'un monde qui meurt : et nous assistons, après la déclaration de guerre, aux débuts d'un timide et jeune vingtième siècle. Proust m'est apparu au fond comme le riche héritier de la décadence : celui qui est arrivé après les doutes et les tentatives et qui, après avoir écouté, observé, a su dépasser les angoisses et les motifs de l'époque qui l'a vu naître à la littérature. En effet,  par sa poétique d'un monde et de personnages en mouvement, inscrits dans le temps, par le processus de mémoire involontaire et ses réflexions sur la littérature et son rapport à la vie, Proust a trouvé une solution - il en est peut-être d'autres - au silence morose des héros qui ont précédé le sien.

Et le narrateur propose, à son tour, un roman de la vie cérébrale, fait de souvenirs et réminiscences. On peut penser, lors des premiers tomes, qu'il est quelques bizarreries dans l'organisation de ces réflexions. Quand on referme le dernier, au contraire, on sent combien la Recherche est une œuvre construite. Et les mystères des premiers livres sont éclairés, lors de cette dernière réunion chez la nouvelle princesse de Guermantes où le narrateur, après avoir mis la main sur un livre qu'il lisait, enfant, prend ses ultimes résolutions, et pose un regard lucide et plus détaché, sur le temps écoulé. Longtemps, il s'était couché de bonne heure, nous disait-il, au tout début de la Recherche - à présent, devenu vieil homme, il dort en plein jour et passe ses nuits à écrire, écrire, talonné par la peur que la mort lui dérobe son ouvrage. Regrette-t-il vraiment ce "temps perdu", pourtant ... ? Ce sont bien ces évènements, cette vie pleine de mondanités, ces amours déçus qui ont fait de lui ce qu'il était - et ont fourni matière à son livre ... Et l'œuvre en train de se faire est, à son tour, un tissu de souvenirs - pour ne pas dire un  grand cimetière.

Proust, en cela, trouve sa place dans le débat éternel qui oppose la littérature et la vie. A l'époque, fleurissaient les auto-fictions, où l'écrivain en vadrouille jouait à se mettre en scène, lui ou un de ses avatars : les héros de la fin-de-siècle, à l'instar du narrateur de la Recherche, sont des intellectuels, célibataires, et ils écrivent ... Avec plus ou moins de succès.  On a parfois un peu de cela, chez Proust, et bien des critiques ont cherché les clés des personnages proustiens, ont vu derrière certains traits d'Albertine ceux d'Agostellini, derrière le dévouement de Françoise celui de Céleste Albret, et la liste n'en finit pas ... Parallèlement, le narrateur offrira à son art les fruits de son expérience  - sauf que, contrairement aux célibataires signant de petites nouvelles, de petits essais, il nous offre un livre, construit, travaillé. Mais au fond, ce que Le Temps retrouvé nous dit, c'est que ces menues images de la vie de l'auteur sont, au fond, sans importance. Le narrateur lui-même donnera des noms, des traits à des personnages, leur prêtera des réactions, des gestes, qui auront été cueillis, ça et là, tandis que le souvenir des modèles se sera affaibli, éloigné dans les brumes de la mémoire ... Écrire sur une jeune fille qu'on a aimée, et qui est morte, sur un ami qui s'est éloigné, cela revient à convoquer des fantômes un peu trop pâles ... Écrire un roman, retrouver le temps perdu, signifie alors retrouver qui l'on était, à cette période-là, chercher à faire renaître un ancien soi qui est mort depuis longtemps et, par là, accepter la multiplicité du moi. Le processus est douloureux, amène à considérer les situations autrement, avec davantage de distance et de raison - et constater que ce qui nous avait arraché le cœur autrefois, nous est devenu presque indifférent ... C'est à cette difficile entreprise que s'est attelé notre narrateur, et Proust lui-même. Et le miroir que l'on promenait le long du chemin est devenu "un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés" ...

Mais qu'importe, au fond. Ce ne sont pas les clés, ce n'est pas l'exactitude de l'anecdote qui comptent. Derrière les phénomènes de mémoire, derrière les résurgences du passé - reflets dans la patine - Proust nous fait réfléchir sur notre propre rapport au monde, à la mémoire, à l'amour. Et, surtout, sur notre rapport à nous-même. J'ai parfois lu La Recherche du temps perdu comme si je lisais ma propre histoire, déguisée, décelant ça et là des choses que, dans des termes d'aujourd'hui, j'aurais pu penser, que j'avais parfois déjà pensées ... Ce n'est pas trahir l'auteur, que de choisir cette lecture, personnelle et biaisée. En effet, dans les dernières pages, ne disait-il pas : "Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes" ? J'ai trouvé ça très vrai ... Et en tant que lectrice, je me suis sentie autorisée à prendre pour moi ces impressions, ces pensées, à réfléchir, en compagnie du narrateur et à son rythme, à ma propre vie, avec ses soucis et son petit temps perdu. Et c'est au fond, à côté de tous les intérêts - multiples, vraiment - qu'on peut trouver à lire cette œuvre, à s'y accrocher, même si c'est parfois long et qu'on serait tenté de se tourner vers des lectures plus immédiates, c'est ce qui a fait que j'ai tellement aimé lire Proust. Parce que je n'y ai pas vu quelque chose d'inaccessible,  parce que c'est le genre d'ouvrage  qui vient vous prendre par la main, pour vous dévoiler vos secrets, sous le voile délicat de la fiction ...

Et l'on est happé, par ces mystères de la nature humaine, fondamentalement changeante, par la destinée de ces personnages, en proie au temps et aux hasards et qui nous semblent, derrière leur masque de papier, particulièrement vivants. Alors les relectures viendront - je pense que la Recherche fait partie de ces ouvrages qui vous accompagnent, durant toute votre vie, et que l'on va lire, différemment, avec le temps qui passe ... - mais pour cette première découverte, je garde l'émotion toute particulière des lectures qui nous touchent trop, et dont on n'ose pas toujours parler en détail, de celles où l'on s'attache, sincèrement, aux personnages, et où l'œil critique s'est un peu trop refermé.


Au final, c'est comme une page qui se tourne - une porte qui s'ouvre, vers des horizons nouveaux. Et le désir maladroit, à son tour, de retrouver son propre temps perdu - à petite échelle, toute petite échelle.







Entretien avec le jardinier.

Petit mode d'emploi de l'herbier ~

Les Iris, chose facile, renvoient au cinéma.
Les Hélianthes, à la littérature.
Les Cyclamens renverront à la vie éphémère de la scène.
Les Éphémères évoquent les expositions et autres destinées ponctuelles.
Les Parfums précieux, rares nectars issus des fleurs, sont des citations, des instants choisis.
Les Fleurs des champs sont les petites choses de rien, que l'on ajoute, comme ça.
- Et le choix des catégories est purement subjectif ! -


Enfin, le message d'ouverture vous dira le pourquoi du comment ... Et surtout d'où viennent le titre et le pseudonyme liés à ce blog.



Composition des bouquets ~ 

Hélianthes & Héliotropes :

Iris grands ouverts :

Cyclamens :

    Parfums & Nectars :

      Du côté de chez Swann II

      Après une présentation d'ordre plus général, quelques pensées éparses sur les thèmes du roman. Né d'une réflexion sur l'écriture, Du côté de chez Swann est un ouvrage qui réfléchit sur le temps, la subjectivité, la littérature ... Autant de questions complexes - fondamentales ?- qu'il pose et examine, au fil du texte ...

      ~*~


      "Les Stalactites du passé, Reflets dans la patine, Les jours attardés, Visite du passé qui s’attarde, A la Recherche du temps perdu. "

      Ébauches de titres et titre définitif qui évoquent tous ce grand thème qui est celui de tout le roman : le temps qui passe. Cela se ressent à la lecture tout d’abord : Proust est un auteur qui demande du temps et de la concentration. Sa période, si elle est loin d’être indigeste, appelle toute l’attention du lecteur et j’ai eu l’impression, alors que je tournais les pages du premier volume, de m’embarquer pour un voyage au long cours. Point d’action et de péripéties irréfléchies au demeurant. Le narrateur nous décrit longuement ses rêveries et les images qui lui reviennent, s’attardant sur nombre de détails qui pourraient paraître insignifiants mais acquièrent bien vite une tout autre valeur, plus générale, plus symbolique. Le livre peint au final comme un voyage intérieur, loin d’une succession chronologique fixe, « notre vie étant si peu chronologique, interférant tant d’anachronismes dans la suite des jours ». Au temps perdu, à l’oubli du passé s’oppose le temps recouvré, le souvenir réapparu, tout d’abord maladroitement convoqué par la mémoire volontaire avant de surgir inopinément à partir d’une sensation. L’expérience de la madeleine étant un de ces épisodes permettant de ressusciter le temps passé. Temps qui passe, temps qui s’écoule, temps qui nous échappe. Du côté de chez Swann se clôt sur un constat pessimiste : le héros retourne aux Bois où paradaient les élégantes, mais ne parvient pas à retrouver les sensations qu’il y avait, enfant. C’est que la mémoire est, en grande part, reconstruction, et qu’il y a parfois un décalage énorme entre la réalité et l’image que l’on en a gardé. Ainsi, Proust signe également un roman de la subjectivité. Cela se voit notamment dans Un amour de Swann où la passion de Charles Swann pour Odette de Crécy, femme qui n’est vraiment pas son genre, est minutieusement analysée. Son amour tient finalement beaucoup plus aux comparaisons, aux correspondances qu’il s’est trouvé qu’à la personnalité réelle de la jeune femme. La petite phrase d’une sonate, une légère ressemblance avec une figure de Botticelli : voilà le fondement de l’amour de Swann. Le personnage a une perception toute personnelle de la réalité : si la « petite phrase » de la Sonate de Vinteuil bouleverse Swann, il remarque lors d’une soirée mondaine qu’il n’en est rien pour les autres auditeurs.

      Du côté de chez Swann est donc un roman qui ouvre une réflexion sur notre rapport au monde et au temps. Et, osons le dire, entre les lignes et derrière un style particulièrement soigné, le roman a une dimension philosophique.

      ~ * ~



      « Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté de Guermantes, il me parut plus affligeant encore qu’auparavant de n’avoir pas de dispositions pour les lettres, et de devoir renoncer à être jamais un écrivain célèbre. »


      Du côté de chez Swann a été nourri de longues réflexions sur la lecture et l’écriture. L'ouvrage apparaît tout d'abord comme une réfutation par l’exemple de certaines théories littéraires de la fin du XIXème siècle. De nombreuses études génétiques ont montré ce que le roman devait au projet de Proust d’écrire contre Sainte-Beuve. Proust s’oppose en effet à l’idée qu’il faille juger une œuvre littéraire en se basant sur la biographie de l’auteur. Le personnage de Vinteuil se pose alors comme un contre-exemple : cet homme, qui apparaît dans tous ses ridicules dans Combray est l’auteur de la sublime sonate qu’entend Swann dans la deuxième partie. Swann en vient à se demander s’il s’agit bien du même Vinteuil, cette « bonne bête » ne pouvant être l’auteur d’une telle merveille. L’idée est ridiculisée également par l’intermédiaire d’Odette. La jeune femme, qui ne se caractérise pas par son intelligence, demande à Swann, alors en plein rédaction d’un essai sur Vermeer si ce dernier « avait souffert par une femme, si c’était une femme qui l’avait inspiré », se désintéressant du peintre dès lors qu’on lui donne une réponse négative.

      La Recherche du temps perdu, c’est aussi l’histoire de la naissance d’une vocation. Le narrateur, dans ce premier livre, est confronté à des sommes d’impressions confuses qu’il n’est pas encore capable de comprendre et de retranscrire. Les promenades du côté de chez Swann et du côté de Guermantes apparaissent comme les révélateurs d’un échec. L'enfant est émerveillé par le spectacle de la nature, muet devant les beautés des environs de Combray, mais ne sait encore ni transformer ni raffiner ses sentiments. Parallèlement, l’image de ces promenades est perpétué par l’écriture, et l’on apprendra à la fin de la Recherche que ce que nous avons lu est finalement l’œuvre de ce narrateur qui aura appris, au fil des années, à retrouver le souvenir et à traduire la richesse des sensations : La Recherche est aussi le roman du roman en train de se faire.

      Il s’agit au final d’une œuvre de maturité, écrite alors que Proust s’était déjà essayé aux pastiches, avait déjà réfléchi à la pratique littéraire, et au rapport aux maîtres. C’est de cette réflexion qu’est né cet ouvrage particulier et nouveau. Dans sa correspondance, Marcel Proust déclare d’ailleurs : «Le tout était surtout pour moi affaire d’hygiène : il faut se purger du vice si naturel d’idolâtrie et d’imitation. Et au lieu de faire sournoisement du Michelet ou du Goncourt en signant (ici les noms de tels ou tels de nos contemporains les plus aimables), d’en faire ouvertement sous forme de pastiches, pour redescendre à n’être plus que Marcel Proust quand j’écris mes romans. » La recherche du temps perdu, roman sur la littérature, né de la critique littéraire, apparaît alors comme le roman de quelqu’un qui a appris à lire et à appréhender les textes.

      ~*~

      Images :
      1. Monet. Sentier dans les coquelicots, île Saint-Martin
      2. Monet. Nymphéas

      Du côté de chez Swann I

      J'ai lu Du côté de chez Swann, premier tome de La Recherche il y a presque un an, maintenant. A l'occasion, j'avais publié quelques pensées diverses sur l'ancien blog. Avant de revenir, plus généralement - plus personnellement aussi - sur cette dernière lecture qui s'est étalée sur des mois, je me suis dit que je pouvais transférer ces deux articles, en guise d'ouverture.

      Voilà donc ce que je disais, il y a dix mois, de ce premier livre ... : 

      "Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir."




      Proust faisait partie de ces quelques monstres sacrés que je n'osais encore approcher. Une première tentative de lecture, il y a quelques années, puis le silence. J'ai voulu retenter l'expérience cet été, en ce début de vacances, et j'ai ouvert Du côté de chez Swann, premier tome de La Recherche du temps perdu.


      ~*~

      Publié une première fois en 1913,
      Du côté de chez Swann a un léger goût d'inachevé. Proust avait dû tronquer son roman pour des exigences éditoriales, et une bonne part de ce qui devait constituer Swann se retrouve finalement dans le tome suivant de la Recherche (A l’ombre des jeunes filles en fleurs). Ce premier volume, qui traite notamment des premiers phénomènes de mémoire involontaire et de la résurgence du souvenir, s'est souvent vu reprocher son apparente désorganisation. On sent cependant qu'on nous mène quelque part : ces longues évocations, ces suites de souvenirs n'ont pas été écrites au fil de la plume. Il y a bien une structure, une construction, que l'on ne repère pas précisément, mais que l'on devine. Il y a un plaisir à se laisser mener, les yeux entrouverts, par la prose de l’auteur. Quand bien même l’on ne saurait exactement où. D’une métaphore à l’autre, d’un souvenir à l’autre, Proust nous convie à une lecture particulière. Exigeante, peut-être, mais surtout très enrichissante.

      Du côté de chez Swann
      est divisé en trois parties, relativement inégales : dans Combray s'élève la voix d'un narrateur insomniaque qui, à partir d’une rêverie sur les chambres qu'il a occupées, revoit, dans le flou du souvenir, la propriété de Combray où, enfant, il passait parfois l'été. Ce ne sont pourtant que des impressions confuses, et c’est suite au célèbre épisode de la madeleine que Combray pourra ressusciter à la mémoire, une première fois. La deuxième partie se passe à une époque antérieure aux évènements de Combray et conte l'amour de Swann, voisin de la famille du narrateur, pour Odette de Crécy. Sorte de roman dans le roman, ce récit nous montre le caractère subjectif de la passion du personnage, l'élaboration d'un sentiment, tout extérieur à la personne qui semble en être l'objet. Enfin, la dernière partie s'ouvre sur une nouvelle rêverie du narrateur, qui jongle poétiquement avec les sonorités des noms de ville, avant de livrer les premiers pas de son amour pour Gilberte Swann.

      Parler de Proust me semble relever de la gageüre. Si j’ai parfois pensé faire des notes en plusieurs parties, histoire d’organiser un peu mes impressions, j’y ai jusqu’ici renoncé. Ce ne sera pas le cas pour
      Du côté de chez Swann. De ce roman, il y a beaucoup de choses à dire, et je me suis rendue compte qu’en essayant de trop concentrer, je risquais de rendre les choses trop abstraites, et de livrer une note plus qu’indigeste. Je parlerai un peu plus tard des différents thèmes développés dans ce roman, des différents aspects qui ont pu retenir mon attention. Je commencerai par le plus simple, et aussi le plus personnel : mon ressenti. Je pense que vous pourrez tous deviner que j’ai aimé ce roman. Si ça n’avait pas été le cas, prendre le temps de faire un article en plusieurs morceaux, d’organiser ma pensée, de faire quelques lectures critiques aurait relevé du masochisme. Si ça n’avait pas été le cas, je n’aurais pas laissé en plan les autres lectures pour m’y consacrer entièrement - lectures que je compte reprendre bientôt. Il faut dire que Du côté de chez Swann a quelque chose de très particulier et de très fort. Une lecture dont on ne sort pas indemne, riche d’un point de vue littéraire, poétique et philosophique à la fois. Ce n’est certes pas une lecture facile : il faut s’adapter au style (par ailleurs remarquable) et, surtout, savoir prendre son temps. J’ai découvert ce livre par petites tranches, et la lecture avait parfois quelque chose d’étourdissant. C’est un effort que je ne regrette vraiment pas : c’est à un voyage, personnel, initiatique, que nous convie Proust. Je vous laisse pour l’heure sur quelques mots de l’auteur, avec un extrait du tome qui clôt La recherche du temps perdu : Le temps retrouvé.

      « Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray ; mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si c’est bien cela, si les mots qu’ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j’ai écrits (les divergences possibles à cet égard ne devant pas, du reste, provenir toujours de ce que je me serais trompé, mais quelquefois de ce que les yeux du lecteur ne seraient pas de ceux à qui mon livre conviendrait pour bien lire en soi-même. ) »

      ...


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      Image :
      grendblund on Deviantart