Le film de Takeshi Kitano aurait pu, sans doute, s'appeler comme ça ... Penses-tu réussir ! , c'est ce que Raoul de Vallonges, héros - ou avatar - de Jean de Tinan, s'écriait, quand il partait à la recherche du bonheur, loin du Rêve Bleu et de ses mensonges. Ici, c'est un peintre sans talent ni mécène, qui court après la reconnaissance et le succès, tout à son art - sans parvenir à rattraper son rêve. Après un prologue reprenant la paradoxe de Zénon d'Elée, le film s'ouvre sur l'enfance de Machisu : fils d'un riche négociant, le jeune garçon est encouragé dans sa voie : il peint, sans relâche ; les adultes l'applaudissent. On aimerait figer les poules, et arrêter les trains pour que le jeune prodige s'essaie à les reproduire ... Jusqu'au jour où son père connaît la ruine, et se donne la mort : Machisu est alors envoyé chez un oncle et une tante. Plus question alors de perdre son temps avec des couleurs, il doit travailler. Après une ellipse, nous retrouvons Machisu adulte : il dessine, il peint, jusqu'à abandonner son travail en cours, s'arrêter sur un chemin ... Mais l'on refuse ses toiles, et sous le conseil du responsable de la galerie d'art, Machisu s'offre des cours de peinture, avec son maigre salaire ...Commence alors une véritable course au chef d'oeuvre, à l'étrange, au bizarre - une course folle pour rattraper la marche lente de l'histoire de l'art. Cubisme, abstraction lyrique, action painting : les jeunes artistes se dispersent, et connaissent leurs premiers échecs. Machisu, vieil homme, empruntera la mine placide de Kitano - ses œuvres ne plaisent toujours pas, et la gloire lui tourne le dos.
Achille et la Tortue apparaît au final comme une variation mineure sur le thème de l'impuissance. Un portrait de l'artiste en raté. Le film, dans son silence, pose un peu la question des raisons de cet échec. Quelle avance avait donc la tortue, pour qu'Achille ... ? On pourra tout d'abord soulever la question du talent : Machisu en possède-t-il, même une infime part ? Tout le long du film, il semble bien plutôt se chercher, suivant à la lettre, et parfois avec une naïveté déconcertante les avis du responsable de la galerie. Et toute sa vie, il peindra dans l'espoir qu'on l'applaudisse, franchissant les limites de la décence et de la raison, pour son art. On peut se demander d'où lui vient cette obsession : rien dans son air impassible, dans son silence ne viennent justifier cette passion ... Mais elle est là, elle est pourtant là. Reste le souvenir d'une enfance où le petit garçon était, aux yeux des adultes, un prodige ; reste ce béret rouge, offert par un peintre en vogue à l'époque - déchu depuis -et que Machisu porte toujours. Derrière le drame humain qui se joue devant nos yeux, plane une amertume : était-ce le rôle des adultes, que de pousser l'enfant vers son rêve ... ? Nous sommes dans une époque où l'individu, l'originalité comptent plus que tout - nous sommes aussi dans un monde où les places sont chères, quand on voudrait vivre de ses passions. Au fond, Machisu a mené son existence de peintre rêveur, peignait pour son plaisir. Ce n'est qu'après avoir visité la galerie d'art qu'il commence sa course folle au tableau réussi - alors que, paradoxalement, la seule toile qu'il vendra sera celle qu'il a peint, naïvement, de lui-même, sans conseils ni recommandations ... Ajoutons à cela qu'au vu des oeuvres exposées, ce n'est point tant le talent qui semble compter, que le discours et l'argent pour le promouvoir ...
La raison pourrait donc être sociale : suite à la mort de son influent père, le gamin qu'on avait encouragé, dont on aurait facilité les entrées, n'est plus personne. Pas d'argent, pour se former le goût, s'offrir le temps d'apprendre ; pas de relations pour trouver un mécène qui daignât s'intéresser à ses toiles. Mais y a-t-il que cela ... ? Les confrontations avec le responsable de galerie amènent l'idée que l'art contemporain doit, pour se soutenir, avoir l'appui d'un discours - pour le fonder, le justifier, l'expliquer. Ce n'est plus tant l'œuvre que l'on juge, mais le discours sur l'œuvre. Or ... Ce n'est pas Machisu, silencieux, effacé, qui pourra en produire un. Enfin, l'échec de notre peintre pose la question, plus généralement, de l'avenir de l'art. A une heure où tout - jusqu'au plus étrange, jusqu'au plus provocateur - a été fait, que peut-on encore peindre, si l'on veut faire du nouveau ? L'évolution artistique du personnage calque, en cela, les grands mouvements de l'histoire de l'art européen : les toiles du jeune homme faisaient songer aux impressionnistes, il a ensuite tenté le cubisme à la Picasso, l'action painting, le pop-art, etc. Et maintenant, que reste-t-il ... ? Comment être artiste, aujourd'hui ? Ce sont aussi les questions que ce film nous pose, tout en finesse - et que voulez-vous, j'aime les films qui posent des questions.
Un film portant sur l'impossible création, sur l'état de l'art contemporain pourrait sembler pompeux. Il n'en est rien. Achille et la Tortue est de ces comédies qui nous font rire, en nous donnant envie de pleurer. Takeshi Kitano traite le sujet avec légèreté et humour, nous montrant les risibles excès des tentatives pour l'art. Au beau milieu de ces essais un peu vains, ces outrances aussi ridicules qu'un peu tristes, il refait surgir, pourtant, le tragique de la vie - ou quand le réel veut rattraper le rêve. Dans sa longue marche vers la création, Machisu voit nombre de drames - c'est fou ce que l'on meurt, dans l'entourage d'un peintre ... Et l'on rit, avec cette petite gêne au creux du ventre, parce que c'est trop, et qu'en même temps, c'est douloureusement vrai. Kitano, avec ce film, a visé juste. Il a trouvé l'équilibre entre l'humour et le drame, pour nous proposer une vie ratée, dans toute sa poésie. Parce qu'il y a quelque chose de beau - comme d'effrayant - dans l'acharnement de notre Achille et ce peintre qui ne vend pas rejoint la longue et touchante file des artistes sans lendemain et autres poètes maudits. Celui-là a un béret rouge, un visage impassible - et pourtant, on rit comme on voudrait pleurer, de ses marottes d'artiste.
On nous dit à la fin du film, qu'Achille rattrapa la tortue. La fin reste ouverte, avec ses questions non résolues. Machisu a couru, toute sa vie, vers une consécration qui n'a jamais eu lieu ... Le paradoxe de Zénon d'Elée énoncé en prologue était là, depuis le début, et à chacun de ses espoirs, à chacune de ses tentatives, semblait déjà lui dire : "Penses-tu réussir ! "